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Encre Nocturne   

Assassin [-13] [Chapitre 19]

Pako | Publié le ven 6 Avr 2018 - 14:09 | 599 Vues

Chapitre 19 : Victor Mikozyan

 Nous sommes sur le port, accompagnés par Anaït et quelques-uns de ses hommes. Elle nous explique rapidement le mode de fonctionnement des quais, les douanes, les dockers. La foule colorée crie joyeusement, des hommes assez musclés portant de grosses caisses hors des navires et les empilant en tas précis. Tout a l’air fouillis et désorganisé, pourtant chaque personne sait exactement où elle doit aller et ce qu’elle doit faire, comme un ballet millimétré.

Anaït nous guide jusqu’à un bureau installé sous une tente à l’écart de la cohue. Un vieil homme est assis là, un livre de compte posé devant lui et une pile de pièces à côté. Une file d’hommes en habit bleu à jabot attend devant lui.

-Voici Zarèh. Il encaisse les droits de mouillage de chaque bateau qui jette l’ancre dans notre port. Ne parlez jamais d’argent avec lui. Conseil d’amie.

Nous continuons notre route encore vingt bonnes minutes puis Anaït s’arrête devant un grand bâtiment. Sur la façade on peut lire « Chambre Marine ».

-C’est la plus grande banque du pays. Notre cité est extrêmement riche grâce au commerce, on stocke donc l’argent et toutes les marchandises de valeur. Vous deux, je vous charge de protéger cet endroit. Vous surveillez les entrées, dès que vous voyez quelqu’un de trop louche ou qui commence un esclandre, vous agissez. Vous tuez ou vous neutralisez, ça m’est égal, faites-le discrètement.

Nous nous asseyons sur les marches devant la banque. Anaït nous donne quelques précisions sur notre mission et je vois Thimothée hocher la tête et boire ses paroles, des étoiles plein le regard. Je lève les yeux au ciel et observe la foule.

Soudain, un reflet sur des cheveux m’arrête. Des cheveux blond foncé. Ici, presque tout le monde a les cheveux noirs. Je plisse les yeux et capte un regard. Gris.

Je me lève en sursaut et file dans la foule. Il faut que je le trouve. Je n’ai connu qu’une personne avec ces cheveux et ces yeux. Blond foncé, les yeux gris. Thibault.

Mon cœur bat à toute allure dans ma poitrine. Je le rattrape et le retiens par le poignet. Je garde les yeux baissés, je ne veux pas que l’illusion s’efface.

-On se connait ?, demande la voix, plus grave que celle de mon ami défunt.

Mon cœur se serre. Bien sûr que ce n’est pas lui. Je me redresse. C’est presque le même visage que celui de Thibault, mais en plus vieux, plus mature. Sa peau est légèrement bronzée, couleur cuivre.

-Pardon, je… Excuse-moi, tu ressembles à quelqu’un que j’ai connu.

Il fronce les sourcils.

-Tu viens d’Asogno ? Tu connais le Foyer de la grande Sentinelle ?, demande-t-il, pressant.

Il m’attire dans les ruelles, à l’écart de la foule, puis me plaque contre un mur. Je riposte, ne me laissant pas faire, et lui assène un coup, l’envoyant buter contre le mur d’en face, à peine un mètre cinquante plus loin. Il étouffe un gémissement et lève les mains de chaque côté de sa tête.

-Pardon, je ne voulais pas te faire peur. Je m’appelle Victor Mikozyan. J’avais un frère, qui a été arrêté pour vol quand il avait cinq ans. Il a été emmené au commissariat et on ne l’a jamais revu. Ils nous ont dit qu’il avait été emmené dans un Foyer à Asogno. Alors si je ressemble à quelqu’un que tu connais, c’est peut-être lui. Il s’appelle Thibault.

Thibault. C’est le frère du garçon qui se trouve en face de moi. Je sens mes yeux se remplir de larmes. Je baisse la tête et étouffe un sanglot.

Il s’approche de moi et me prend le menton, m’obligeant à le regarder. 

-Il est mort, soufflé-je entre deux pleurs.

Victor recule, choqué.

-Tu le connaissais. Viens avec moi, il faut que tu me racontes.

Il me prend par la main et m’entraine dans les rues vers une maison, trapue et ocre comme toutes les autres.

Il me fait asseoir à une table puis m’amène une tasse de thé et s’installe en face de moi.

-Raconte-moi. Qui tu es, qui il était. Je dois savoir ce qu’il lui est arrivé.

Je commence mon récit par le premier souvenir que j’ai de Thibault, à son arrivée. Il était planté devant Jones, bras croisés, regard fier. Jones lui avait remonté les bretelles pour s’être battu contre un gamin parce qu’il avait écrit sur son cahier. Thibault répondait à Jones sans vergogne, et lui avait même décoché un coup de pied dans le tibia quand le directeur avait menacé de le punir.

J’esquisse un sourire à ce souvenir. Par la suite, Thibault était venu me parler car il trouvait triste que je sois tout le temps toute seule. Nous ne nous sommes plus quittés jusqu’au funeste jour du sauvetage de Salim.

Je n’omets rien de l’histoire et explique toute notre activité à Victor. Nous sommes des assassins, entrainés nuit et jour pour tuer dès notre plus jeune âge. Voir le sosie de mon meilleur ami m’a fait baisser toutes mes barrières.

-Mais pourquoi Thibault ? c’était un gamin de cinq ans qui n’avait jamais rien fait à personne.

-Il s’était déjà battu ? déjà fait remarquer ?

-Oui, contre quelques gamins de la ville, sur le port, mais rien de bien impressionnant.

-S’il avait fait étalage d’une certaine force ou d’intelligence, ils ont parié là-dessus et l’ont embarqué sans lui demander son avis, asséné-je.

Victor tombe dans le mutisme pendant quelques minutes. Je bois une gorgée de thé en l’observant. Ils sont pareils. Je vois des expressions que je connais par cœur défiler sur son visage. Ses traits, je pourrai les dessiner de mémoire. Le sourcil droit qui tremble quand il réfléchit, le coin de sa bouche qui remonte dans un rictus de haine, l’étincelle de regret dans les yeux gris.

Pourtant, Thibault et Victor ne sont pas les mêmes. Sa mâchoire est plus carrée que celle de Thibault, ses cheveux plus courts et moins frisés. Ses lèvres sont moins charnues, plus fines. Peu à peu, j’arrive à dissocier les deux garçons dans mon esprit. Même si voir Thibault dans Victor me fait mal, je réussis à me résonner, j’arrive à rester lucide sur la mort de mon ami.

Nous continuons à discuter pendant quelques heures. Thibault avait des parents, qui l’ont cherché, qui l’aimaient, qui ont pleuré sa disparition. Victor a grandi avec le manque permanent de son petit frère, avec cette absence soudaine qui n’a cessé de le tarauder encore et encore.

Nous pleurons aussi, quelques minutes, l’un contre l’autre, partageant une douleur que nous ne comprenons pas. Victor pleure un frère qu’il n’a pas connu, je pleure celui que je connaissais mieux que personne.

Nous rions quand je raconte les anecdotes qui ponctuaient notre quotidien, les exercices sans queue ni tête. 

La haine nous étreint quand je parle de nos premiers assassinats en compagnie de nos maîtres.

J’espère que je n’ai rien oublié. J’ai sûrement survolé pas mal de choses sans rentrer dans les détails, mais j’ai dit tout ce que je pouvais.

-Merci, Charlie. Grâce à toi, je sais qui était mon frère. Je pense que c’était plus le tien que le mien, même si vous n’aviez pas de liens de sang.

Quelqu’un rentre alors en trombe dans la petite maison.

-Victor, toute la ville est en alerte, on a perdu la dernière invitée d’Anaït !

-Calme-toi, elle est là, répond tranquillement le susnommé.

-J’espère pour toi que tu as une bonne raison de l’avoir retenue ici, gronde le garde en lui prenant le poignet et en le tirant dehors. Tu te justifieras devant Anaït.

Victor se dégage le bras.

-Je vais voir Anaït de bon cœur, tu n’as pas besoin de m’y conduire comme un prisonnier, siffle-t-il.

Je suis le mouvement vers le palais d’Anaït. Elle est au milieu de la grande pièce à vivre, faisant les cent pas. Elle a l’air passablement énervé.

-Si tu es revenu pour me dire que tu ne l’as pas trouvée je te fais jeter dans le port, hurle-t-elle avant de me voir. Charlie !

Elle se rue sur moi et m’inspecte sous toutes les coutures.

-Tu vas bien ? Tu n’es pas blessée ?

Je recule en soupirant.

-Arrêtez de tous croire que j’ai besoin de protection. Je suis plus forte que vous tous, alors foutez-moi la paix, je n’ai pas six ans, je n’ai pas besoin qu’on me materne.

Elle hausse un sourcil puis aperçoit Victor, quelques pas derrière moi.

-Vickychou, que me vaut le bonheur de ta visite ?, demande-t-elle en se collant à lui.

Il l’écarte de lui d’une poigne douce mais ferme.

-Ton garde m’a ramené pour que je te justifie que j’aie passé l’après-midi avec Charlie.

-Tu l’as séquestrée ? Je n’en attendais pas moins de toi, Vicky !, s’exclame un homme dans le harem d’Anaït.

Victor lève les yeux au ciel.

-Elle était là de son plein gré, nous avons discuté du Foyer et de Thibault. Anaït, tu savais qu’il était là-bas, tu me l’as caché, lâche Victor avec un ton de reproche.

-Ne parle pas de ça ici, avec toutes ces oreilles indiscrètes, siffle-t-elle contre son oreille. Allons dans un boudoir, ajoute-t-elle en nous prenant tous les deux par le bras.

Nous nous installons entre les coussins d’un boudoir aux tentures rouges. Anaït jette un dernier coup d’œil dehors puis referme la porte. Elle allume de l’encens puis s’assoit en face de nous.

-Victor, je suis sincèrement désolée. Thibault devait rester au foyer, pour faire émerger Charlie, pour qu’elle devienne dominante. Il était le seul assez fou pour se lier à elle, pour rester près d’elle quoi qu’il se passe. Même après la première apparition de Eilrahc, Il est resté, il a pardonné. Je sais qu’il t’aimait de tout son cœur, Charlie, et qu’il aurait fait tout ce qui était en son pouvoir pour te sauver.

-Tu as manigancé tout ça !, explose Victor en saisissant Anaït par le col. C’est à cause de toi qu’il a disparu, qu’il a été obligé d’endurer tout ça !, rugit-il. Anaït, comment tu as pu faire ça ? Comment tu as pu séparer un gamin de cinq ans de sa famille et l’envoyer dans cette institution qui les embrigade ?

-Calme-toi, gronde-t-elle. Tâche de ne pas oublier à qui tu parles.

Victor la lâche violemment puis se rassoit contre les coussins. Il est tendu comme un arc près de moi. Je lui prends la main et essaye de le détendre. Je suis aussi énervée que lui.

-Anaït, explique-toi. Pourquoi lui ?

Elle soupire et remets ses cheveux en place.

-Il était la clé. Mes taupes ont mené des expériences sur ta personnalité, Charlie. En coordination avec l’équipe de Py, ils ont déterminé les grands espaces de ta personnalité, et ceux que tu ne devais idéalement pas développer, et qui se sont manifestés au contact de ta mère et ton frère. En analysant les déclencheurs, nous sommes parvenus à établir le profil qui ferait s’endormir Eilrahc et te réveillerait. Et il s’avère que Thibault remplissait tous les critères qu’il te fallait pour émerger totalement. Victor, j’espère que tu réussiras à me pardonner.

Il reste silencieux, et moi aussi. Comment peut-on savoir de quoi est fait la personnalité d’un enfant si jeune, et comment peut-on prévoir qu’il va évoluer de la bonne façon pour correspondre à quelqu’un d’autre ? Qui a donc eu l’esprit assez tordu pour penser à analyser la psychée profonde des gens et établir des protocoles de personnes « compatibles » ? Py, une fois de plus ?

-Comment avez-vous pu être sûrs que ça marcherait ? et que Thibault aurait les épaules pour supporter l’entrainement d’assassin ?, demande Victor d’une voix tremblante.

-Nous ne l’étions pas, nous avons joué la vie de ton frère à pile ou face. Il avait survécu jusque-là, et notre entreprise était un succès jusqu’à ce qu’il meure dans cette mission suicide que vous avez mené pour rien. Salim est détruit, s’il ne pousse pas Sébastien à le tuer il vivra misérablement, avec un traumatisme immense sur le dos. Vous auriez mieux fait de le laisser mourir entre les mains de Théodore.

-Arrête de contester nos actes une fois que les choses sont faites, m’énervé-je. Tu n’étais là à aucun moment de notre vie, jamais. Si nous n’avions pas fait ce sauvetage, Sébastien y serait allé tout seul et serait mort. Si nous ne l’avions pas fait, Thibault serait encore en vie, au prix de la vie de mon maître. Je ne veux pas sacrifier une vie pour en sauver une autre. Nous avons fait un choix, personne n’aurait pu dire si c’était le bon ou le mauvais en toute connaissance de cause. J’ai choisi de faire confiance à mes amis, mes alliés, et attendre encore avant d’aller tuer mon frère, plutôt que de croire en ma propre force et de le massacrer dès que j’en ai eu l’occasion. Je ne regrette pas mon choix ni mes actes. J’ai découvert qui était Théodore, j’ai découvert ma vraie nature, j’ai trouvé des amis qui ne tuaient pas, et qui n’obéissaient à personne. Tout ça a été fait au détriment de Thibault, mais on ne pouvait pas prévoir ce qui allait se passer.

Anaït reste sans voix. Je ne suis plus le chien gentil et obéissant que j’étais. Je n’ai plus peur d’exprimer mon opinion et de dire ce que je pense. Je n’ai plus d’épée de Damoclès au-dessus de la tête. La seule chose qui me retient encore prisonnière est mon passé, qui me rattrape encore et encore. Le chapitre de mon enfance n’est pas clos, et la quête de ma vie prendra fin quand j’aurai enfin réussi à nous libérer, Théodore et moi, des griffes des deuxièmes, quand j’aurai supprimé Py.

-Je n’étais pas la seule décisionnaire dans cette affaire. Barnabé a aussi eu la part belle quand il s’est agi d’enlever Thibault à sa famille. Nous avons tous fait ce qui nous semblait le plus juste et le plus intelligent pour ne pas avoir à lutter contre une machine à tuer. Nous devions déjà gérer les crises de colère de Théodore, nous avons trouvé un moyen pour être tranquille avec toi, Charlie, pour que tu sois en sécurité sans faire de vagues.

-Donc si je comprends bien vous avez préféré sacrifier Thibault pour ne pas vous occuper de Charlie et pouvoir vous concentrer sur Théodore ?, s’exclame Victor. Mon frère, qui n’avait rien avoir avec toute cette histoire, est devenu un assassin insensible et sans cœur pour que vous n’ayez pas de problèmes avec Charlie ?

Anaït se renfrogne.

-Victor, certaines personnes ont plus de valeur que d’autres, murmure-t-elle. Théodore était destiné à monter sur le trône, Thibault n’était qu’un gamin comme les autres qui trainait un peu trop souvent dans les rues.

-Tu te fous de moi ?, chuchote Victor, le regard glacial. Pour toi, ceux qui ne font pas partie des puissants ne valent rien ? Ton peuple, ceux qui te procurent ton putain de pognon et ton putain de pouvoir, ne vaut rien, n’est destiné qu’à t’être utile ?

Victor devient de plus en plus effrayant. Sa colère froide et silencieuse a l’air beaucoup plus dangereuse que quand il poussait des cris il y a quelques minutes.

-C’est comme ça, Vicky. La loi du puissant est appliquée par tous depuis toujours. Les faibles, le peuple, ils ne sont destinés qu’à servir de nourriture à ceux qui ont le pouvoir, assène Anaït.

Victor se lève, les poings si serrés qu’il a les jointures blanches. Je me plante à ses côtés et pose une main sur son épaule, toujours dans une vaine tentative pour le calmer. Anaït se redresse à son tour, interloquée par l’aura de violence qui se dégage de Victor. Elle n’a pas l’air de comprendre pourquoi il est autant énervé par son attitude désinvolte.

-Anaït. Tu es une putain de garce prétentieuse et narcissique. Votre système politique ne peut pas durer. Vous êtes clairement en sous-nombre par rapport aux gens qui vivent dans la pauvreté et la misère. Prie pour ne pas devoir supporter une révolution, parce qu’à ce moment-là crois-moi que toutes les combines et magouilles dans lesquelles tu m’as fait tremper ressortiront au grand jour. Crois-moi que je serai au premier rang pour participer à ta déchéance, et si je peux planter ta tête au bout d’une pique et l’exposer sur la façade de ton palais, je le ferai.

Je suis Victor qui quitte la pièce. Nous traversons la salle principale, interpelés plusieurs fois par le harem et les garde d’Anaït.

-Vicky, quand est-ce que tu reviens parmi nous ? Tu nous manques !, crie une femme très légèrement vêtue.

Une autre nous bloque le passage et se colle contre Victor, laissant trainer ses mains sous sa tunique. Le regard du jeune homme reste glacial, et il l’écarte d’un revers avant de partir du palais.

Je le guide jusqu’à ma maison, plus proche de chez Anaït que la sienne. Thimothée est dans la salle principale, tourné vers la porte, l’air passablement inquiet.

-Charlie, je me suis fait un sang d’encre, où étais-tu ?, s’écrie-t-il quand il me voit entrer. C’est qui ?, ajoute-t-il quand il aperçoit Victor derrière moi.

-Je discutais avec Anaït. Thim, on ne lui obéira pas. J’ai quitté Asogno pour pouvoir enfin être libre et faire ce que je veux, je ne veux pas dépendre d’elle. On partira d’ici demain matin. Je veux voir du pays, rencontrer des gens. On fera un tour de la ville, puis on trouvera un bateau et on se tirera de ce pays merdique. Victor, tu viens avec nous ?, annoncé-je de but en blanc.

Un long silence suit ma déclaration. J’ai pris ma décision. C’en est fini de compter sur les autres et d’attendre qu’on fasse les choses à ma place. Plus personne ne décidera pour moi. Barnabé m’a dit de venir ici, je suis venue. Maintenant, Je décide de partir, de changer de pays, de découvrir la vie, la vraie vie.

-Malèhk. On peut aller là-bas, répond alors Victor. C’est un pays au sud, on n’aura pas besoin de bateau pour y aller. C’est environ une journée de marche avant de passer la frontière, puis encore deux jours pour arriver à la capitale, Mohtsoul. J’y suis allé une fois avec mon père quand j’étais petit, et là-bas ils ont des guerriers hors du commun. Une caste à part. Ils sont formés dès leur plus jeune âge, un peu comme tes assassins, Charlie, sauf que les enfants sont recrutés sur la base du volontariat, et passent plusieurs test d’aptitudes avant de pouvoir faire partie de la troupe d’élite qui pourra bénéficier de leur entrainement. Ils se battent d’une façon très différente de ce que tu connais, je suis sûr que ça peut énormément t’aider à progresser.

-Très bien. Thim, tu continues de me suivre ?, demandé-je en me tournant vers mon ami. Cette fois, Barnabé n’est plus là pour nous dire qui aller voir. Nous allons être vraiment seuls.

Thimothée ne prend même pas la peine d’y réfléchir.

-J’ai dit que j’irai avec toi, j’irai au bout du monde s’il le faut. Et je ne peux pas retourner à Asogno maintenant alors que je n’ai rien de nouveau à leur ramener. Si je rentre, il faut au moins que je sois capable d’avoir une place de favori à l’arène, plaisante-t-il en riant doucement.

J’esquisse un sourire en coin. Je suis d’accord avec lui. S’il rentrait maintenant, ça serait comme s’il n’était jamais parti.

-Nous partons demain matin à la première heure, pour quitter la ville sans alerter personne. Il faut qu’on trouve un moyen pour passer la muraille sans se faire voir par les gardes.

-Il suffit de contourner par la mer, on emprunte une barque et on débarque dans une crique à quelques kilomètres au nord. Le port n’est pas surveillé, les bateaux commerciaux y rentrent comme dans un moulin, personne ne nous verra, et on pourra partir comme on veut, répond Victor.

-Il nous faudra des vivres, et de quoi bivouaquer, lance Thimothée. Si possible de quoi faire du feu, je recommence pas le coup de frotter des bouts de bois pendant deux heures pour au final passer la nuit à se geler.

Je ris à ce souvenir. C’était pendant notre voyage depuis Asogno, nous n’avions plus d’allumettes et Thimothée avait essayé de faire une étincelle sans succès pendant plusieurs heures. Nous avions fini par manger de la viande crue et par dormir en rond autour d’un tas de brindilles éteintes. Cette nuit avait été la plus éprouvante de tout le trajet. Le froid nous avait rongés jusqu’au petit matin et nous avions levé le camp avant l’aube, pensant que marcher nous réchaufferai. La neige nous avait surpris quelques heures plus tard, douchant nos espoirs d’avoir moins froid. Le soir suivant, nous avions demandé l’hospitalité dans une ferme avant que le soir ne tombe tout à fait.

Ce voyage, le premier de ma vie, a été riche en émotions et en découvertes. J’ai dû étudier les champignons et les plantes, repérer ce qui était comestible et ne l’était pas, pour arrêter de ramener n’importe quoi au camp au moment des repas. En revanche, je suis une excellente chasseuse. Je peux rester à l’affut pendant des heures, puis lancer un poignard précis droit dans le cœur d’un lapin ou d’un oiseau malchanceux.

J’aurai la chance de montrer mes talents à Victor dès demain.

-Je rentre chez moi, j’ai des affaires à régler avant demain, annonce-t-il en se levant. Rendez-vous au port une heure avant le lever du soleil. Tâchez de dormir, on essaiera d’aller le plus loin possible.

Nous acquiescons et Victor quitte la maison. Je soupire et m’étire. J’espère qu’on pourra rester tranquilles plus de trois jours quand nous serons à Mohtsoul. Au moins là-bas, personne ne nous connaitra et on pourra se fondre dans la foule, anonymes. Je retrouverai la condition qui me définit le mieux : invisible.

 

***

-Victor !, chuchoté-je dans le silence du petit matin.

Il descend de la caisse sur laquelle il était assis et nous rejoint.

-J’ai préparé une barque, si vous êtes prêts on peut y aller.

Je hoche la tête en laçant un regard à Thimothée. Il a l’air déterminé, beaucoup plus que quand nous avons quitté Asogno. Je lui accorde un sourire, et une nouvelle étincelle s’allume dans ses yeux.

-C’est parti, souffle-t-il en emboitant le pas à Victor.

Nous suivons les quais quelques minutes puis Victor sort trois grandes capes noires de son sac. Nous les enfilons et rabattons les capuches sur nos têtes avant de monter dans la barque. Victor se place à la barre et Thimothée aux rames. Par défaut, je me retrouve à l’avant de l’embarcation.

La brume nous dissimule des regards qui pourraient venir de la cité. Le soleil ne va pas tarder à dissiper le brouillard, nous devons nous dépécher.

-On est bientôt arrivés, répond Victor à mes interrogations silencieuses. Dans quelques mètres la falaise se termine et on pourra accoster sur une plage, au nord de la ville. Il faudra faire un détour pour passer après les collines, pour que personne ne nous voie depuis la muraille, puis retourner vers le sud, jusqu’à la frontière. Il faudrait qu’on soit ce soir de l’autre côté des coteaux du sud. Si on marche bien et qu’on ne s’arrête pas, ça devrait le faire.

Nous continuons à naviguer en silence. La plage se découpe enfin devant nous. Je descends de la barque et offre mon aide à Thimothée pendant que Victor saute par-dessus le bastingage. Nous n’attendons pas et remontons vers le haut de la colline, pour marcher sur la crête jusqu’à ce que les murailles de Raellius apparaissent. Nous descendons alors de l’autre côté, hors de vue des éventuels gardes postés sur le chemin de ronde.

Nous mettons bien la demi-journée pour contourner la ville. Il nous reste environ cinq heures pour parvenir à un endroit assez éloigné de la cité pour pouvoir passer la nuit.

-On peut faire vingt minutes de pause pour grignoter quelque chose, annonce Victor. Allons dans les bois, on sera plus tranquilles.

Je sors du pain et du fromage de mon sac et le partage avec les garçons. Nous nous asseyons entre les racines d’un grand arbre. Je choisis un endroit d’où je vois l’orée de la forêt, pour avertir mes camarades en cas de danger.

J’étends mes jambes devant moi et masse mes muscles endoloris. Je commence à ressentir le manque d’entrainement de ces dernières semaines. Mes réflexes se sont amoindris, mon endurance aussi. Si je veux rester forte, il va falloir que j’arrête de m’empâter et que je me remette au boulot.

Je me lève et m’étire doucement pour détendre mes jambes, puis donne quelques coups de poing dans l’air. Ma garde revient naturellement, mais je ne serai pas capable de me battre sereinement comme ça. Je me sens lourde et gauche.

Une main se pose soudain sur mon épaule. Je sursaute et saisit le poignet auquel elle est reliée, mais me retiens au dernier moment de faire une clé de bras à Thimothée.

-Ne t’inquiète pas, dès qu’on sera loin d’ici on se remettra à l’entrainement.

-Je sais me battre aussi, s’il te faut un compagnon, intervient Victor.

Les deux garçons se lancent un regard de défi. Je remarque que Victor s’est placé dans une position ouverte d’équilibre, les pieds écartés, dans laquelle il pourrait facilement attaquer, esquiver ou riposter si le besoin était. Thimothée, encore inexpérimenté dans les postures de focus, n’a rien vu, bien sûr.

Je saisis les poings fermés de Victor et l’oblige à détendre ses mains.

-Si vous commencez à vous battre alors qu’on est pas encore partis, on ne va pas aller loin, plaisanté-je à demi.

Je me retourne et place mon sac sur mes épaules.

-En route, on a encore du chemin à faire.

Nous recommençons à marcher dans la chaleur du début d’après-midi. Nous évitons la route et restons à l’orée de la forêt, assez loin pour ne pas être vus, mais sans nous enfoncer dans les taillis qui ralentiraient notre progression.

Nous passons les coteaux du sud en fin d’après-midi. Après une ultime côte qui finit de brûler les muscles de mes cuisses, la frontière apparaît. Elle est marquée par un fleuve qui serpente dans la vallée en contrebas. Demain nous l’auront passé et nous changerons de pays. Encore une nouvelle découverte, une nouvelle aventure, une nouvelle vie.

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