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Encre Nocturne   

[TP] Prisonniers - Chapitre 2

Tifani | Publié le jeu 19 Avr 2018 - 18:44 | 501 Vues

Je grimaçai lorsque mes parents me portèrent jusqu'à la maison. Je n'avais qu'une jambe cassée... Ils auraient quand même pu me laisser marcher seule. D'autant qu'après m'avoir opérée pour retirer la balle en plomb de ma jambe, l'infirmier nous avait offert une paire de béquilles. Mais malgré mes protestations, il ne me déposèrent qu'une fois arrivés dans le salon, sur le canapé. Lorsqu'ils me demandèrent avec inquiétude si je n'avais pas trop mal, je grommelai que non en évitant obstinément leur regard, comme d'habitude. Mais pour une fois, ils ne me rappelèrent pas à l'ordre d'un air furieux. C'est à peine s'ils remarquèrent mon insolence. J'étais presque déçue par leur réaction, que je ne parvenais pas à comprendre. Jusque là, ils ne m'avaient témoigné d'attention que pour me punir. Bon, il fallait aussi dire qu'à force de tout m'interdire, je n'avais jamais pu prendre de risques, et ne m'étais donc jamais blessée jusqu'à présent. A part me fouler la cheville sur les chemins défoncés du village, c'aurait été le comble de la malchance que j'y parvienne. Il n'y avait rien de dangereux ici, et je soupçonnais mes parents d'avoir justement choisi d'habiter ici pour cette raison. Après tout, ils auraient aussi bien pu s'installer dans le village natal de mon père. En revanche, je ne les voyais pas déménager dans une grande ville. Ils étaient tellement timorés... Je dus attendre qu'ils se décident à retourner à leurs occupations habituelles pour enfin pouvoir bouger. Je me doutais qu'ils se seraient empressés de me renvoyer dans le canapé s'ils m'avaient vue faire. Pourtant, c'était presque amusant d'avancer en béquilles. Bien sûr, je ne pouvais plus espérer fuguer comme je les avais menacé de faire, je ne serais pas allée bien loin, mais ça n'avait aucune importance, étant donné que je n'avais jamais vraiment eu l'intention de le faire. Je sortis dans le jardin en m'assurant de ne pas claquer la porte d'entrée, avec la ferme intention de m'installer à la table du jardin pour profiter du soleil dont j'avais été privée pendant mon séjour à l'hôpital. C'était sans compter ma sœur, qui profitait de ce dimanche magnifique pour réviser dehors, encore une fois. Je songeai à faire demi-tour pour attendre qu'elle rentre au bout de quelques minutes, pour éviter une insolation, bien que son chapeau de paille l'en préserve. Mais elle me repéra immédiatement, et sous son regard inquiet, je me dirigeai vers la chaise en face d'elle avant de m'y assoir sans difficulté. Maintenant qu'elle m'avait vue, il aurait été stupide de faire demi-tour, et c'aurait été un signe de lâcheté que je me refusais à produire.

-          Mais qu'est-ce que tu fais ici, Jo?

-          Je bronze. Où est le problème?

-          Tu es folle de te déplacer jusqu'ici juste pour ça! L'infirmier a dit que tu devais te ménager!

-          Il a dit que je devais cesser toute activité physique intense, pas que je devais rester allongée toute la journée comme un légume, Alison, répliquai-je. Toi et les parents, vous vous inquiétez pour rien, comme d'hab'. Si j'ai des béquilles, c'est pour m'en servir.

Elle ne trouva pas quoi répondre, et resta un instant à me dévisager bêtement. Je soupirai, avant de lui indiquer d'un geste ses devoirs.

-          Ne te dérange pas pour moi. Pour une fois je n'ai pas envie de te déranger. Sauf si tu continues à brailler, et là je deviendrai très, très méchante.

-          Ca te ressemble déjà plus, se renfrogna-t-elle. Si Papa et Maman apprenaient que je t'avais laissée sortir...

-          Ils me puniraient, je sais.

-          Non, ils seraient morts d'inquiétude. Et furieux contre moi, aussi.

-          N'y pense même pas, la coupai-je aussitôt d'un ton menaçant. Tu ne me forceras pas à rentrer m'allonger dans ce canapé miteux! Même en béquilles, je suis sûre que je cours plus vite que toi, et dans le cas contraire, je ne me gênerai pas pour m'en servir pour te taper!

-          Tu ne pourrais pas être raisonnable, pour une fois?

-          Et toi, tu ne pourrais pas te taire et me laisser faire ce que je veux, pour une fois?

Alison me fusilla du regard, mais ne prononça plus un mot de l'après-midi, furieuse et vexée. Elle était douée pour l'école et studieuse comme pas deux, il fallait le lui reconnaître, mais en revanche elle manquait cruellement de cran et de répartie. Et moi c'était tout le contraire. Je collectionnais les punitions et les phrases insolentes, même si en général cela se passait plutôt dans le sens inverse. Mais bon, parfois je me faisais bien punir pour mon silence particulièrement éloquent sur ce que je pensais des cours. Silence insolent, bien entendu. Bon, d'accord, ce n'était pas très poli de se mettre à ronfler au beau milieu d'une tirade interminable d'un professeur, mais ce n'était quand même pas de ma faute si son discours était tellement monotone qu'il provoquait une telle réaction d'ennui de ma part, en pleine sieste! Si mes parents n'avaient jamais levé la main sur moi, les enseignants avaient bien essayé à plusieurs reprises. Dommage pour eux que je sois plus vive qu'eux. D'autant qu'après avoir esquivé la baffe qu'ils me destinaient, en général, je ne me gênais pas pour leur rendre la politesse. Je ne les frappais pas suffisamment fort pour risquer de les blesser, même si la perspective de vacances en avance était tentante, mais assez pour leur laisser une belle marque rouge de la trace de mes doigts sur la joue. Et en général, ils n'appréciaient pas vraiment le geste, d'autant qu'ils devenaient la risée des professeurs, et les autres élèves peinaient à se retenir de rire en les voyant. Après ça, il était compréhensible qu'ils adorent ma sœur aînée, qui ne me ressemblait en rien, à part physiquement. Elle avait un an et demi de plus que moi, et me ressemblait comme deux gouttes d'eau (même si normalement, c'est moi qui lui ressemble, vu que je suis arrivée après), avec une très légère différence de taille. Mais il n'était pas difficile de nous différencier, que ce soit à la vue de nos vêtements, qui étaient toujours impeccables pour ma sœur, tandis que j'arborais une tenue de punk que j'avais arrachée à mes parents en échange de la promesse de ne jamais quitter le village sans leur autorisation, ou tout simplement à notre comportement. Elle était toujours bien droite, polie et calme, tandis que j'étais tout le contraire, un sourire ironique imprimé sur le visage, ignorant élèves comme professeurs sauf quand je les ridiculisais en public, et guettant toujours la moindre occasion de filer en douce ou de mener la vie dure à mes adversaires. Autant dire que tout l'établissement devait être ravi d'apprendre que je n'y retournerais pas de sitôt, à cause de l'omniprésence des escaliers dans les bâtiments. Le rez-de-chaussée était exclusivement administratif, et à moins qu'on me porte, ce contre quoi je m'étais fermement opposée, j'étais absolument incapable de me rendre en cours. J'allais m'ennuyer à mourir en attendant de pouvoir y retourner. Ma sœur devait songer à la même chose, car elle s'interrompit dans ses devoirs, et fermant son cahier, elle me dévisagea. Ca, c'était pas bon signe. Ca voulait dire que soit elle voulait me tirer les vers du nez en discutant longuement avec moi, ce qui risquait de se révéler encore plus ennuyeux que le silence que j'avais imposé, soit elle comptait me faire rentrer dans le canapé, de gré ou de force.

-          Tu vas faire quoi pendant tout ce mois, enfermée dans la maison?

-          Je sais pas encore, répliquai-je en haussant les épaules. Sûrement quelque chose qui plaira pas aux parents. J'ai pas d'idée pour le moment.

D'habitude, je passais tout mon temps libre à me promener dans le village en soupirant d'ennui, mais quelque chose me disait que ça risquait de ne pas être possible. Peut-être que c'était parce que mes parents fermaient toujours la maison à clé quand ils partaient travailler. Ou peut-être le fait que le double des clés que j'avais réussi à subtiliser était dans ma chambre. A l'étage.

-          Tu pourrais peut-être faire les devoirs que tu as en retard, non? Ca t'occuperait.

-          T'es sérieuse, là?

Je fronçai les sourcils, déconcertée. C'était une plaisanterie? Ca faisait des années que je ne faisais plus mes devoirs, et que je ne prenais même plus la peine de prendre les cours. Mes cahiers étaient complètement vierges, et je m'étais servi des pages de mes livres pour faire des projectiles de toutes sortes, allant des avions en papier aux boulettes classiques. J'avais des années de retard de devoirs, et rien pour les rattraper. Comment voulait-elle que je fasse une chose pareille, quand bien même j'accepterais de le faire, ce qui était absolument hors de question? Ma sœur soupira, et lança:

-          Les programmes sont les mêmes depuis des années, et comme j'ai gardé mes cours depuis le dernier changement de programme, je pourrais te prêter mes cahiers et mes livres, à condition que tu ne les réduise pas en charpie.

-          Tu rêves, m'esclaffai-je. Je préfère encore m'ennuyer à mourir que de faire mes devoirs!

-          Réfléchis, Jo. Tu veux quitter ce village dès que possible, mais pour ça, il te faut trouver un travail ailleurs. Et sans études, tu n'y parviendras jamais. C'est ce que tu veux? Rester t'ennuyer ici toute ta vie?

-          Tu dis n'importe quoi. Des non diplômés sont souvent recrutés ailleurs.

-          Oui, mais pour leur attitude exemplaire, ou pour des travaux tellement physiques qu'ils diminuent leur espérance de vie de moitié! rétorqua Alison. Enfin, si c'est ce que tu veux, dit-elle en rangeant ses affaires dans son sac de cours, c'est toi qui vois!

Je la regardai partir sans réagir, intérieurement décontenancée par sa réaction. Elle avait l'air faussement préoccupée, puis tout d'un coup, son regard s'était durci, et elle était partie subitement. D'habitude, elle tenait plus longtemps, m'expliquant patiemment le pourquoi du comment sans tenir compte de mes bâillements méprisants. Mais là, elle avait craqué instantanément, comme une allumette enduite de poudre à canon. Et je devinais que si elle ne s'était pas contenue, le résultat aurait été tout aussi explosif. Elle se surmenait sûrement avec tous ces devoirs et ces révisions inutiles. Je restai ici à arracher de petites échardes de la table sur laquelle j'étais partiellement affalée, jusqu'à ce que mes parents viennent m'en déloger, une heure plus tard, en débarquant dans le jardin d'un air horrifié, comme si le type de la dernière fois se trouvait devant eux, en train de me menacer. J'étais juste en train de bronzer dehors, pas de quoi s'inquiéter. C'est ce que je leur dis, en vain. Ils m'écoutaient à peine, et s'empressèrent de me porter jusqu'à la quiétude désespérante du salon. Ils avaient certainement peur que le type ne revienne pour achever le travail. Pourquoi ne me croyaient-ils pas quand je leur répétais qu'il n'avait pas fait exprès? Mais comme d'habitude, mon avis ne comptait pas, et j'eus beau argumenter mieux que n'importe quel homme en robe noire et blanche qui se disait avocat, ils fermèrent la porte à clé, et les posèrent hors d'atteinte. Ils durent s'y prendre à plusieurs reprises, car j'étais parvenue à retourner dans le jardin trois fois, atteignant les clés qu'ils perchaient en hauteur. Quelle naïveté! Croire qu'un peu de hauteur serait un obstacle pour moi! Un coup de béquille avait suffi à les faire tomber dans ma paume ouverte la première fois, et les deux autres, il m'avait suffi de faire légèrement vaciller l'étagère sur laquelle elles se trouvaient pour sentir le contact froid du métal entre mes doigts. Mais au bout d'un moment, ils comprirent que je ne me laisserais pas enfermer si facilement, et ma sœur leur proposa l'étage. Et je dus me contrôler pour ne pas lui balancer mes béquilles dans la figure, devant son air suffisant de première de la classe. Je ne pus que regarder les clés disparaître une dernière fois hors de ma vue, lorsque ma mère tourna au couloir, en haut de l'escalier, pour poser les clés dans leur chambre. Je me sentais terriblement impuissante, assise dans ce canapé, à passer le temps en regardant la télévision. J'en avais au moins eu le monopole en pauvre contrepartie de l'injustice dont j'étais victime. J'observais distraitement leurs allées et venues, en attendant patiemment mon heure de gloire. Enfin, après un repas en famille qui me parut interminable, tandis que ma sœur contait ses exploits grammaticaux aux parents, qui l'écoutaient d'un air béat, ils me portèrent jusqu'à mon lit, et après que je leur ai crié que je me débrouillerais seule pour la suite, en les voyant camper dans ma chambre, hésitants, ils me laissèrent seule. Dès que je fus certaine qu'ils étaient trop loin pour me surprendre, j'entrouvris le tiroir dans lequel j'avais caché le double des clés, et je le cherchai fébrilement, en vain. A sa place, reposait un petit papier plié en quatre. A la manière dont pas un bord ne dépassait du carré parfait, je devinai sans peine que c'était un coup signé de ma sœur. Et j'avais raison. A l'intérieur, elle avait laissé quelques mots à mon adresse, et je devinais presque son sourire narquois au moment où elle l'avait glissé dans le tiroir en s'emparant des clés.

Je me demandais où étaient passées mes clés, et j'aurais dû me douter que tu me les avais "empruntées". Comme tout emprunt est et reste temporaire, je récupère mes clés. Tu sais combien de temps j'ai perdu que j'aurais pu passer à réviser à cause de toi?

Crois-moi, tu vas le regretter.

Alison.

Charmant. Comme toujours, d'ailleurs. Elle avait beau jouer les petites élèves modèles, elle restait un bouledogue dès qu'on touchait à ses affaires, et encore plus lorsqu'on semait le trouble dans sa vie millimétrée. Les représailles seraient terribles, je m'en doutais d'avance. Mais en même temps, la voir enrager comme ça valait toutes les punitions et les mauvais traitements au monde. Et elle savait qu'elle s'en prenait à plus fort qu'elle. Je ne me laisserais pas faire sans me battre. Mais maintenant, je ne pourrais plus sortir de la maison sans autorisation. La prison, quoi, et à cause de qui? Fulminant de rage, je déchirai le bout de papier entre mes mains, et sans prendre le soin de jeter les morceaux, je me glissai dans mon lit, et commençai à élaborer une parade. Lorsque je trouvai enfin l'idée adéquate, un sourire se forma sur mon visage, et quiconque m'aurait surpris à cet instant aurait eu un mouvement de recul, inquiet. Elle allait regretter son geste. Elle ragerait tellement qu'elle en mordrait ses précieux cahiers à pleines dents. Ca s'annonçait amusant.

 


 

Je réprimai un nouveau bâillement tant bien que mal, et me retournai sur mon autre flanc dans l'espoir que le bruit serait un peu atténué de cette manière. En vain. De toute évidence, j'entendais aussi bien de l'oreille droite que de l'oreille gauche. Quand on a le cerveau engourdi par le froid, on est capable de tout, y compris d'aussi stupides et désespérées actions. Je ne savais plus qui avait dit ça, mais dans ma situation, je n'allais certainement pas le contredire. Exaspéré de toujours percevoir le bruit de la télévision qui se trouvait dans la pièce au bout du couloir, je me levai en m'enveloppant dans la fine couverture en tissu qui me servait de draps, et me servant de la vieille gamelle métallique qui traînait dans un coin de ma cellule, j'entrepris de taper sur les barreaux rouillés avec. Sachant que j'essayais de rester entièrement enveloppé dans la couverture pendant cette opération d'intimidation, pour épargner à la moindre parcelle de mon corps la morsure du froid, on comprendra facilement que c'était loin d'être aussi simple que ça en avait l'air. La gamelle se plia en deux au bout du troisième coup, et je me retrouvai alors avec ce qui ressemblait désormais plus à un vulgaire bol en métal troué qu'autre chose, les bras ballants. Enfin autant dire que je ne le restai pas longtemps, lorsqu'une bourrasque de vent me glaça jusqu'aux os. Voyant que mes geôliers étaient toujours plus préoccupés de leur feuilleton que de ma misérable situation, je donnai un grand coup de pied dans mes barreaux, qui ébranla leur structure en entraînant celle des autres cellules avec. Si j'avais su que d'un seul geste je pouvais faire un tel vacarme, je ne me serais pas fatigué à taper avec cette gamelle aussi solide que du papier! Voyant une silhouette féminine se découper dans l'embrasure de la porte du couloir, je m'écriai, d'un air que je voulais assez furieux pour cacher que j'étais fier de moi:

-          C'est pas trop tôt! Ca fait deux heures que je vous crie de baisser votre son! Vous êtes sourds, ou quoi?

-          Bon, c'est quoi ton problème? Tu as décidé de nous pourrir la vie, c'est ça?

-          Je vous retourne la question. Avec votre boucan, je peux pas dormir! Vous pouvez pas baisser ou au moins fermer la porte, merde? C'est trop demander?

La jeune femme croisa les bras avec un air qui ne me plaisait pas des masses. Mon ardeur s'évanouit immédiatement, et je me tassai un peu dans ma couverture. Heureusement que cette fille n'avait pas des revolvers à la place des yeux. Parce que là, je me sentais un peu comme un gruyère. Remarque que je devais avoir la même odeur, à force de fuir à droite et à gauche. Bon, après du silence et un vrai lit, ma prochaine revendication serait une bonne douche. Et avec eau chaude et savon dans le kit. Si déjà je pouvais avoir les deux premiers qui me garantissaient une bonne nuit de sommeil... Mais, pourquoi elle se rapprochait maintenant? Oh mon dieu, ce regard... Je commençais à me demander si elle n'était pas un serial-killer à temps partiel. En tout cas, elle avait la figure qui allait avec ce type de job, ça c'était sûr. Maintenant que le son de ses talons résonnait dans le couloir, j'en venais à regretter la voix terriblement irrégulière et les cris du type du feuilleton. Ses doigts fins s'entourèrent autour des barreaux et son visage s'en rapprocha pour lui permettre de me distinguer dans la semi-obscurité qui régnait. J'avais une de ses envies irrépressibles de reculer qui m'avaient poussé à prendre la fuite et m'avaient évité la prison de justesse de bonnes centaines de fois, mais je ne bougeai pas d'un pouce. Je ne voulais pas perdre la face devant une femme. Et puis c'était mieux si je voulais essayer de négocier, de l'intimider. N'empêche que cette jeune ne manquait pas de cran. J'aurais pu lui briser les doigts d'un bon coup de poing si je l'avais voulu. Remarque, c'était peut-être aussi une marque d'incompétence. J'espérais de tout mon cœur que la seconde option était la bonne, parce que si c'était le cas, ça signifiait peut-être un aller simple pour la liberté pour moi. Pas dans l'immédiat, vu que son copain somnolait dans la pièce d'à côté, mais tôt ou tard. Tout vient à qui sait attendre. Enfin la vie m'avait surtout appris que rien ne me venait à moi, attente ou pas. Belle leçon. Si j'avais tué ce pauvre banquier, il n'aurait jamais pu donner mon portrait à la police et les aider à m'identifier. Et je serais depuis belle lurette sous les tropiques, un cocktail à la main, en train de râler contre Alberto qui serait en train de s'ébrouer à côté de moi parce qu'il aurait plongé dans notre piscine privée... Alors que là je me retrouvais à demander lamentablement un peu de silence pour pouvoir geler en paix.

-          Qu'est-ce que tu fais dans cet état? On dirait une grand-mère.

-          Et vous m'insultez en plus, soupirai-je en levant les yeux au ciel. Décidément, les abus de pouvoirs, c'est monnaie courante, ici, pas vrai? J'ai juste froid. Et j'essaie de me réchauffer comme je peux avec votre matériel minable.

-          Je croyais que tu avais l'habitude de dormir dehors. Ca ne devrait pas te poser de problèmes de dormir ici, dans le bruit et le froid, non?

Ca y était. Maintenant elle était réceptive. Comme tous les pigeons que j'embobinais régulièrement pour ne jamais finir en prison. Comme moi aussi, mais bon, ça, je n'allais pas le crier sur tous les toits, que je m'étais fait avoir comme un débutant par des voyous de la pire espèce. Il était temps d'embrouiller, comme je le disais souvent. Autrement dit, j'avais enfin une chance, si j'argumentais bien, et que je touchais sa corde sensible, d'obtenir quelques-unes de mes revendications. Je me recroquevillai un peu, et détournai les yeux comme si j'étais gêné, puis d'une voix tremblante (favorisée par le fait qu'une bourrasque glaciale m'arracha un frisson à ce moment-là, bien entendu particulièrement viril), je déclarai:

-          Bien sûr que j'en ai l'habitude. Mais d'habitude, j'ai mes chiens avec moi. Comme on dort ensemble, on se tient chaud, et le bruit de leur respiration m'endort. Là, je peux pas m'empêcher de guetter pour voir si j'arrive à les entendre. Ils me manquent. On a jamais été séparés avant ça.

J'appuyai mes propos d'un regard de chien battu digne de ceux d'Alberto, champion dans le domaine, mais elle ne cilla pas. Ma mine effondrée laissa alors place à un air scandalisé que je n'eus pas besoin de simuler. Elle n'avait pas de cœur ou quoi? Elle eut un sourire qui dévoila ses dents, en observant ma réaction.

-          Désolé, mais tu es un piètre menteur. J'ai une cousine qui est une professionnelle dans ce domaine, alors crois-moi, à côté, tu n'es rien qu'un gamin qui revient voir sa mère avec de la terre plein le visage, en lui assurant ne pas être allé jouer dehors.

-          Merci pour la comparaison. J'imagine que ça veut dire que vous ne me laisserez pas dormir avec mes chiens?

-          Je n'ai pas dit ça. J'ai parfaitement remarqué que tu faisais semblant d'être triste pour m'apitoyer. Mais au fond, c'est vrai. Tu es un grand gosse qui ne peut pas dormir sans ses chiens.

-          Et, allez-y doucement avec le gosse, je suis plus vieux que vous, espèce de stagiaire!

-          Ah oui? J'imagine que je dois être vexée d'être traitée d'incompétente par un vulgaire voleur qui s'est fait trahir par ses "coéquipiers" et qui s'est fait prendre lamentablement en jouant les marathoniens septuagénaires?

Il me fallut une bonne minute pour comprendre qu'elle m'insultait. Il faut dire que j'avais carrément buté sur le "marathonien septuagénaire". D'où elle sortait ses expressions, cette fille? En tout cas, ça avait l'air de beaucoup l'amuser. Sûrement parce qu'elle avait l'impression d'être supérieure à moi parce qu'elle me sortait le dictionnaire en direct. Cette expression suffisante... Elle me sortait par les yeux. Elle me rappelait trop ceux de ma prétendue famille et de tous ceux pour qui je n'étais qu'un gosse minable, un animal auquel essayer d'expliquer quelque chose était inutile. Je saisis subitement ses poignets avant qu'elle n'ait le temps d'esquisser le moindre geste, et la tirant, je la fis s'écraser contre les barreaux. Elle en eut le souffle coupé, et pendant quelques secondes, j'éprouvai une sorte de satisfaction à l'idée que je disposais de sa vie comme tant d'autres avaient pu disposer de la mienne en profitant de ma faiblesse. J'aurais pu la tuer sur le champ avant que son copain n'ait le temps de comprendre ce qui se passait. Mais dans ses yeux, je lus une telle peur que je frissonnai, intérieurement dégoûté par cette pensée. Tuer? Je n'étais pas de ceux-là... Je les avais en horreur, trop pour être capable de les imiter par quelque moyen. Je soufflai, entre mes dents serrées par l'effort que je devais produire pour la maintenir immobile sans lui faire de mal non plus:

-          Vous pouvez parler. Je ne sais pas depuis combien de temps vous exercez, mais pas assez de toute évidence. Vous manquez cruellement d'expérience, ce qui fait de vous une incompétente. Pensez-y. La prochaine fois, vous ne tomberez peut-être pas sur un homme comme moi.

Je restai encore quelques instants ainsi, mon regard dans le sien qui laissait clairement voir la terreur pure qu'elle éprouvait à cet instant, se retrouvant à ma merci. Mais j'avais raison. Elle n'avait même pas pensé à appeler son collègue à l'aide. Elle n'avait certainement jamais eu affaire à de vrais criminels avant mon arrivée. Je la voyais bien effrayer des enfants turbulents sur la demande de parents pour les remettre dans le droit chemin de temps en temps. Elle avait bon fond, mais beaucoup à apprendre. Et n'importe qui d'autre que moi n'aurait fait qu'une bouchée d'elle. Je n'avais pas les tripes, comme disaient mes camarades. Avec un soupir, je détournai les yeux, et lâchai ses poignets. Elle tomba en arrière, et resta un moment assise sur le sol dur et froid, à me regarder avec des yeux ronds. Elle essuya lentement la sueur qui avait perlé sur son front à cause de la tension, avec une lenteur presque cadavérique. Ses émotions l'avaient vidée, apparemment.

-          Vous êtes mal placée pour me traiter de vieillard, maintenant. Moi, je n'ai jamais perdu mon sang-froid ou fait de telles erreurs dans des situations de crises comme celles-ci. Je ne veux pas vous vexer, mais vous me paraissez un peu jeune pour ce métier.

J'espérais que cette pique la ferait reprendre ses esprits, mais elle avait toujours l'air aussi choquée. J'attendis poliment qu'elle se décide à enfin me répondre, en trottinant sur place pour me réchauffer un peu, et pour lui rappeler que je n'avais pas de veste bien épaisse, moi. Elle restait assise sur le sol gelé, en me fixant d'un air vide qui commençait sérieusement à me faire froid dans le dos. Mais elle finit par articuler quelques mots, comme si elle avait besoin de les arracher à son esprit avec le peu de forces qu'il lui restait après sa peur.

-          Tu... Tu aurais pu... Me tuer...

-          Je n'ai jamais tué personne, et ce ne sont pas les occasions qui ont manqué, pourtant. Ce n'est pas aujourd'hui que je vais commencer, encore moins avec quelqu'un d'aussi faible que vous.

Cette critique sembla la ramener à la réalité, et elle se releva péniblement, me foudroyant du regard. Je lui rendis un regard calme et froid, qui reflétait à la fois l'absence de peur qu'elle aurait aimé pouvoir provoquer chez moi, et l'antipathie qu'elle m'inspirait, comme tous les autres qui ont cru pouvoir jouer avec le feu sans conséquences, avant elle. Les gens se croyaient les maîtres de la situation, souvent, au point d'en oublier les conditions des autres et les leurs. Et ils commettaient l'erreur soit de maltraiter leurs semblables, soit de se mettre en danger. La faute était la même, pour moi. Car la cause en était encore et toujours un égoïsme exaspérant.

-          Je ne suis pas faible!

-          Alors laissez-moi sortir et essayez de me maîtriser.

Elle pâlit sensiblement, et me lança un regard noir dans lequel se lisait à la fois toute la haine qu'elle éprouvait à mon égard, et en même temps toute la crainte que je lui inspirais. Malheureusement, c'est toujours comme ça. Quand quelqu'un nous sort une vérité qu'on ne supporte pas, on le déteste au même titre que cette vérité. Parce que même si on sait au plus profond de soi que l'autre a raison, ça fait d'autant plus mal que c'est quelqu'un d'autre qui vous dévoile cette faiblesse que vous avez cherché à enfouir.

-          Tu aimerais bien, hein? Cours toujours!

Voyant qu'elle tournait les talons, retournant devant son feuilleton pour se remettre de ses émotions sans plus m'accorder un regard, je blêmis, et je m'écriai d'un ton beaucoup moins calme et froid qu'auparavant:

-          Mais... Et ma demande?

Je reconnais que ce n'était pas très convaincant dans le genre intimidant, une voix qui tremblote. En tout cas, seul le bruit de la télévision me répondit, et je me retrouvai à nouveau seul dans le noir et dans le froid. Sans parler du bruit qui fut presque doublé. Je devinai sans mal que la jeune femme n'avait pas beaucoup de scrupules pour ce qui était de se venger de son humiliation privée. Je me roulai en boule dans un coin, la gamelle sur la tête pour m'isoler un peu du bruit, et je tentai de dormir, dans cette position précaire. Autant dire que la nuit fut longue. Horriblement longue.

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