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Encre Nocturne   

Assassin [-13] [Chapitre 20]

Pako | Publié le lun 14 Mai 2018 - 8:27 | 586 Vues

Chapitre 20 : Due Invisi

 

Nous venons de traverser le fleuve Tsang et nous sommes maintenant en pays Malèhk. Nous devrions atteindre Mohtsoul demain soir. C’est un pays chaud. Quelques kilomètres après le fleuve, le soleil commence à nous brûler la peau. Nous nous retranchons sous nos capes.

J’ai l’impression de cuire. La cape noire absorbe la chaleur et m’étouffe. La nuit devrait apporter la fraicheur avec elle.

-On continuera de marcher pendant un bout de la nuit pour arriver à l’oasis de Mohtsoul avant le pic de chaleur de midi, souffle Victor, répondant à mes pensées.

Autant pendant le début du voyage nous n’arrêtions pas de discuter et d’échanger des points de vue et des idées, autant la chape de plomb qui nous est tombée dessus depuis la frontière nous a fait taire. Même Thimothée, qui babillait tout le temps, ne dit plus rien. Il acquiesce à peine à ce que dit Victor.

Je me retourne vers mon compagnon. Il lève la tête et je le détaille quelques instants. Il a les yeux vitreux, les pommettes ocre, les lèvres desséchées.

-Charlie…, murmure-t-il avant de s’effondrer.

Mes réflexes agissent plus vite que moi et je le rattrape avant qu’il ne s’écrase sur les cailloux qui parsèment la route. Je le retourne sur le dos, effrayée. Victor s’approche et lui verse un peu d’eau dans la gorge.

-Qu’est-ce qu’il a ?, demandé-je, trop fort à mon goût.

-Une insolation probablement, répond Victor, très calme. Nous allons devoir le porter, on ne peut pas s’attarder au milieu du désert. Si on a de la chance, on croisera une caravane qui nous amènera jusqu’à Mohtsoul.

Nous n’avons pas de chance. Déjà quatre heures que nous nous relayons pour porter Thimothée. Victor a l’air de bien tenir le coup, mais je suis épuisée. Mes muscles sont en feu et ma gorge est rapeuse. Je trébuche une fois de plus sur une pierre saillante et tombe. Je mets les mains en avant pour me rattraper et m’écorche profondément les paumes et les genoux. Je grimace de douleur mais ne crie pas.

Je me relève doucement. Victor s’est arrêté quelques pas devant moi. Il est rouge et dégoulinant de sueur.

-Ca va ?, demande-t-il, le regard inquiet. Je ne pourrai pas vous porter tous les deux, alors s’il te plait, tiens le coup encore un peu, murmure-t-il pour ne pas gaspiller sa salive.

Soudain, un galop de cheval fait trembler le sol. Une caravane ? Je relève la tête et scrute les environs. J’aperçois enfin le cavalier qui fait renaître un peu d’espoir en moi. Il s’approche de nous.

-Que faites-vous dans le désert ?, demande-t-il de but en blanc.

J’hésite et lance un coup d’œil à Victor.

-Nous faisons le voyage jusqu’à Mohtsoul, répond-t-il. Pouvez-vous nous aider à transporter notre ami ?

-Je suis un cavalier Targh, pas un infirmier, assène-t-il en se détournant.

-Attendez !, lancé-je. Nous venons de Raellius, et nous sommes envoyés par la princesse Anaït pour un traité commercial. Conduisez-nous à Mohtsoul.

Je n’ai aucune idée de ce que j’ai inventé, mais à voir l’éclat dans le regard de Victor, mon histoire tient debout.

-Raellius consent à commercer avec Malèhk ? C’est une grande nouveauté !

-Prenez notre ami sur votre cheval, nous marcherons. Conduisez-nous à Mohtsoul, s’il vous plaît.

-Très bien, faites-le monter.

Nous ne nous le faisons pas redire deux fois. Nous hissons Thimothée sur la selle du cavalier Targh.

-Quels sont vos noms ?

-Je m’appelle Malia et il s’appelle… Matthieu !, répliqué-je avant que Victor n’ait pu faire l’impair de donner nos vrais noms. Et celui dans les vapes c’est Théophane. Anaït nous a envoyés en mission jusqu’à Mohtsoul pour raviver les échanges entre nos deux cités.

Le cavalier hoche la tête. Il a l’air convaincu par ce que je raconte, alors que j’ai l’impression de très mal mentir.

-Je me nomme Drag’han Tin. Je suis un cavalier Targh en mission de reconnaissance. Vous avez de la chance que je vous ai trouvés. Avec aussi peu d’eau et de préparatifs, le désert vous aurait engloutis en un rien de temps et on n’aurait plus jamais entendu parler de vous.

Il éclate de rire. Incertaine, je l’imite, suivie par Victor quelques secondes plus tard. Nous échangeons un regard. Il est aussi perdu que moi sur la marche à suivre avec cet homme qui a l’air d’être un guerrier rompu à l’art du combat. Il porte une grande épée à son côté, deux dagues dans son ceinturon et je distingue des poignards dissimulés dans ses vêtements. Un arc et un carquois sont accrochés à sa selle. Nous avons intérêt à trouver un moyen de nous en sortir une fois que nous serons arrivés à Mohtsoul.

-Nous nous arrêterons quelques instants quand la nuit sera tombée, et je soignerai votre ami, annonce-t-il. Pour l’instant, continuons notre route, ou nous allons griller comme de la viande.

Il talonne doucement sa monture, qui avance au pas à nos côtés. Victor s’étire, soulagé de ne plus avoir Thimothée sur le dos. Je me penche et pose mes mains à plat sur le sol, étirant mon dos et mes jambes. Drag’han Tin pose un regard admiratif sur moi.

-Quelle souplesse, jeune fille ! Vous êtes acrobate ?, demande-t-il.

Il est beaucoup trop curieux à mon goût, mais je ne peux pas condamner ses questions, il essaye de faire la conversation.

-Oui, je faisais partie d’une troupe avant d’arriver à Raellius. Nous faisions un spectacle et Anaït m’a repérée et m’a demandé de faire partie de sa suite.

Le cavalier hoche la tête puis fait un signe à Victor.

-Je suis fils de pêcheur, et l’entreprise de mon père a pu se développer grâce à Anaït. Nous lui devons tout, sans elle nous n’aurions pas pu arriver où nous en sommes.

-Tu n’as pourtant ni un nom ni un faciès Raellien. Pour Malia, je comprends, elle ne vient pas de notre région, mais toi, tu es né là-bas non ?

-Mon père est émigré d’Asogno, c’est pour ça. 

-Aucun de vous deux n’est d’ici ? Je comprend mieux comment vous avez pu vous risquer à traverser le désert seuls, sans caravane ni guide !, s’esclaffe-t-il.

Il fait trop de bruit à mon goût et rit pour rien, il m’exaspère. Mais il nous est utile pour l’instant, alors je ravale mes remarques acerbes.

La nuit arrive enfin, et avec elle, la fraicheur. Nous nous arrêtons derrière un gros rocher, incongru au milieu de l’immense plaine. Drag’han Tin sort des brindilles sèches de son paquetage et fait rapidement un feu. Thimothée est couché sur le dos devant les flammes et le cavalier entreprend de lui faire boire de l’eau et une sorte d’infusion qu’il vient de concocter en faisant bouillir de l’eau mélangée à des herbes sèches. Il rajoute une poudre brillante dans le verre avant de le porter aux lèvres de mon ami.

-Attendez, qu’est-ce que vous lui faites boire ?, demandé-je avant que le liquide ne rentre dans sa bouche.

-Une décoction de plantes médicinales, mélangées à de la poudre Neth’. Avec ça, il se réveillera dans quelques minutes, et sera en pleine forme. Ensuite, vous pourrez dormir à tour de rôle sur mon cheval, au moins nous arriverons à Mohtsoul demain matin et vous pourrez repartir vers vos affaires.

Drag’han Tin fait boire le mélange à Thimothée. Effectivement, mon compagnon tousse et se redresse quelques instants plus tard.

-Qu’est-ce qu’il s’est passé ?, s’exclame-t-il en nous regardant à tour de rôle. Vous êtes qui ? ajoute-t-il en voyant le cavalier.

-Bonsoir Théophane !, je suis Drag’han Tin, ravi de te rencontrer.

Je lance un regard noir à Thimothée, en le priant silencieusement de ne pas relever le nom de son frère que je lui ai donné. Il parait me comprendre et ne dit rien, mais répond par un coup d’œil rageur.

Nous nous remettons en route après avoir mangé un bout de pain et une langue de viande séchée que nous donne Drag’han Tin.

Nous nous reposons à tour de rôle derrière le guerrier, qui lui ne dort pas. Il nous assure qu’il a dormi la nuit dernière et que cela lui suffit amplement. Nous ne protestons pas, il a l’air en pleine forme.

Au petit matin, les contreforts de la cité se dessinent enfin à l’horizon. Mohtsoul est ceinte de remparts aussi hauts que ceux d’Asogno, de pierre noire comme le charbon. Au centre de la cité, dépassant tous les autres édifices, se dresse une immense tour taillée dans la même pierre noire que la muraille. En forme de sablier, elle est évasée à la base et au somment, et percée de nombreuses fenêtres de toutes tailles. On dirait de la dentelle de pierre. A son sommet, une pyramide de verre s’élance vers le ciel, surmontée d’une statuette d’or qui réfléchit le soleil, m’éblouissant quelques secondes.

En arrivant à l’entrée, je remarque que la porte est comme la tour centrale, percée de nombreuses ouvertures qui forment un mandala complexe qui a l’air de pouvoir se briser si on y touche. Je passe la main sur la pierre en la franchissant, elle est étonnement froide et je sens une force calme s’en dégager. Cette porte, bien que dentelée, ne bougera jamais et aucun envahisseur ne pourra la franchir.

Les maisons contrastent soudain avec le mur d’enceinte. Elles sont toutes colorées et forment un kaléidoscope de teintes chatoyantes. Blanc, bleu, rouge, jaune, vert, les murs sont tous différents. Certaines maisons sont même recouvertes de mosaïques chamarrées.

Je reste sans voix face au spectacle, nouveau pour moi. C’est magnifique. Les tours élancées côtoient les petites maisons trapues et les vieilles demeures cossues. Toutes arborent des couleurs vives, voulant combattre la monotonie du désert et rivaliser avec son voisin.

Thimothée est dans le même état que moi, regardant partout autour de lui en babillant joyeusement, et Victor, moins impressionné, attend que nous nous calmions, nous laissant néanmoins le loisir d’admirer la cité.

Drag’han Tin descend de cheval d’un bond souple et confie les rênes à un écuyer accouru pour l’aider.

-Je suis navré mais le devoir m’appelle, et je ne vais pouvoir rester avec vous plus longtemps, annonce-t-il d’un air peiné. Puisse votre chemin être lumineux et nos routes se recroiser, mes jeunes amis !

Il s’incline respectueusement et s’éloigne d’une démarche chaloupée. Les habitants qui emplissent les rues s’écartent et baissent la tête sur son passage.

-Merci ! , crié-je, en vain.

Il est trop loin, il ne m’aura pas entendue. S’il n’avait pas croisé notre route, nous serions morts tous les trois, par manque de préparation et d’expérience.

 

***

Nous nous sommes installés dans une auberge tranquille, en périphérie de la ville. Nous partageons une petite chambre avec deux lits, c’est tout ce que nous avons pu nous offrir.

-Que faisons-nous maintenant ?, demande Thimothée.

Les regards des deux garçons sont braqués sur moi, et ils attendent que je prenne une décision. Je les ai entrainés là-dedans, je suis devenue leur guide.

-Si on veut pouvoir se trouver un logement, il va nous falloir du travail. Si possible dans un endroit où nous pourrons glaner des informations sur cette cité, son mode de vie, ses coutumes. Victor, qu’est-ce qu’un cavalier Targh ?

-L’équivalent de la garde d’Or d’Asogno. Ce sont des combattants émérites chargés de faire respecter l’ordre et de la protection rapprochée du roi. Je veux trouver des informations sur les Invisibles. Je n’en ai entendu parler qu’une fois, et ils sont considérés comme des légendes. Je ne suis même pas sûr de leur existence.

-Que sont-il ?, souffle Thimothée, captivé.

-A priori, des guerriers invincibles. Comme leur nom l’indique, ils sont invisibles, et se battent pour le roi, mais agissent et prennent leurs décisions seuls. De ce que je sais, ils sont organisés en guilde, mais ne se réunissent tous qu’une fois par an. Le reste du temps, ils sont seuls ou à deux ou trois maximum.

Je hoche la tête. Obtenir des renseignements sur eux va être compliqué, mais si on en trouve, nous pourrons apprendre beaucoup. Des guerriers invincibles, ça m’intéresse.

 

***

Cela fait maintenant trois mois que nous sommes à Mohtsoul. J’ai trouvé du travail chez un marchand et je suis sur le marché tous les matins. La foule parle beaucoup pour qui sait écouter. Victor travaille sur le port, assiste les pêcheurs et les commerçants, et Thimothée est serveur dans une petite taverne à deux rues d’ici.

Nous avons adopté le mode de vie de la cité, vêtus de tuniques colorées et riant fort à tout bout de champ. Nous avons réussi à nous trouver une petite bicoque dans le centre ville et nous partageons un deux pièces. Une chambre et un salon. Largement suffisant puisque nous n’y sommes presque jamais. Tous les soirs, nous prenons soin de faire quelques exercices et étirements puis des combats amicaux. Néanmoins, je sens que je me suis empatée. Parfois, je j’escalade la tour au centre de la ville et m’assois au creux des bras de la statue, observant l’immensité du désert d’un côté, et l’océan de l’autre.

Ce soir, je ne suis pas seule sur la façade de la tour. J’arrive à peine dans le dévers et j’aperçois un mouvement sous moi, à ma gauche. Je me plaque contre la pierre, essayant vainement de me cacher. Il m’a déjà repérée et bifurque vers moi.

Celui qui monte est d’une dextérité impressionnante. En quelques secondes, il est à ma hauteur alors qu’il avait bien dix mètres de retard.

-Ce n’est pas souvent qu’on croise des grimpeurs, lance-t-il sans s’arrêter. Tu viens ?, demande-t-il en montant encore.

On dirait une araignée. Il se suspend à la structure de pierre, saute, se rattrape, crochète une prise. Il est déjà en haut alors que je n’ai fait que trois mètres. Comment fait-il pour aller si vite ? C’est comme si escalader n’était pas plus difficile que de marcher, et je passe pour un enfant de huit mois qui ne sait faire que quelques pas.

J’arrive en haut vingt bonne minutes après lui, essoufflée et les muscles tendus. Je m’assois dans les bras de la statue comme à mon habitude puis détaille ses traits.

Il doit avoir une quarantaine d’années, pourtant son visage n’est pas marqué par l’âge. Une fine cicatrice court de son arcade au milieu de sa joue et ses yeux verts semblent fendre la nuit. Il pose un regard calme sur moi, me détaillant à son tour.

-Qui êtes-vous ?, soufflé-je, subjuguée par l’assurance et la force tranquille qui se dégagent de lui.

-Il y a deux réponses à ta question, l’officielle et l’officieuse. Laquelle veux-tu entendre en premier ?

Il a une voix grave et rauque, rassurante. Je ne peux pas détourner les yeux des siens, envoutants.

-L’officielle.

-Je ne suis personne, on ne me connait pas, on ne me voit pas. Je suis Invisible.

J’ai enfin trouvé un invisible. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine à cette révélation.

-Et l’officieuse ?

-Mon nom est Due Invisi, Magister du savoir Invisible. Et toi ? Qui est-tu ?

Je décide de rentrer dans son jeu.

-Voulez-vous entendre l’officielle ou l’officieuse ?

-L’officielle.

-Je suis Malia Botterfield, acrobate, en mission commerciale pour Anaït Salian.

Il laisse passer un silence pendant lequel nous plongeons dans l’observation des étoiles qui commencent à peine à briller dans le ciel nocturne.

-Et l’officieuse ?, demande-t-il enfin, me tirant de ma rêverie.

Je reste silencieuse à mon tour, réfléchissant aux conséquences de donner mon nom. Il a été honnête avec moi, je me dois d’être honnête avec lui. La force tranquille que je perçois ne peut pas être mauvaise. Il ne peut pas être mauvais.

-Charlie Steinway, assassin au service du roi, princesse de ce royaume, humain modifié, dis-je d’une traite.

Je retiens ma respiration. Que va-t-il dire ? que pense-t-il ? Je lui jette un rapide coup d’œil. Il est reparti dans la contemplation des étoiles. Je me détends peu à peu devant sa sérénité, et retourne mon regard vers le ciel.

Je ne sais pas combien de temps passe avant qu’il ne parle à nouveau.

-Merci de m’avoir offert ton nom, Charlie Steinway.

Il le prononce comme s’il savourait chaque syllabe, l’intégrant et le réfléchissant, se l’appropriant puis le me rendant à sa manière. Si semblable et si différent.

-Ton apprentissage a commencé de façon bien curieuse, jeune fille. Tu grimpes bien, mais tu es comme bloquée par quelque chose. Un poids immense repose sur tes épaules, t’entrainant inexorablement vers le sol. Tu devrais essayer de t’en débarrasser. Crier fait du bien parfois.

Il se lève sur ces paroles énigmatiques puis se jette dans le vide. Je sursaute et me penche vers la tour. Il a accroché une des nombreuses prises qu’offre la tour, et est presque en bas.

Je souris à la nuit. Et hurle. Plus fort que je n’ai jamais hurlé, laissant haine, douleur, frustration, tristesse et tous mes sentiments négatifs s’évanouir dans l’air. Je hurle encore. J’expulse Sébastien, j’expulse Thibault, Salim, Matthieu. Je pousse un dernier hurlement qui me déchire la gorge, et je laisse Théodore quitter mes pensées. Dans ce dernier cri, je sens la deuxième qui se joint à moi. 

La descente est beaucoup plus facile que la montée. Je touche le sol sans m’être aperçue que j’étais déjà en bas. Il avait raison. Je me sens aussi légère qu’une plume, et plus libre que je ne l’ai jamais été. J’éclate de rire. Un rire cristallin, un rire pur, un rire d’enfant de dix-huit ans.

***

-Charlie !, appelle quelqu’un depuis un toit voisin.

Je tourne la tête et croise le regard de Victor. J’esquisse un sourire et saute sur la maison d’à côté. Mon ami m’imite mais rate son saut et atterrit juste au bord de la gouttière. Il bat des bras et bascule inexorablement en arrière. Je cours vers lui, mais je suis trop lente, gauche.

Un éclair passe derrière lui et le remet en équilibre. La course de Due s’arrête sur le faîte du toit.

L’homme croise les bras sur sa poitrine et me lance un regard indéchiffrable.

-Merci, soufflé Victor, les yeux écarquillés. Vous m’avez sauvé la vie.

-Je ne serai pas toujours là, assène Due, le ton dur.

Victor baisse les yeux et avance sur les tuiles rouges. Je les rejoins d’un bond assez lourd. Due soupire et s’assoit en tailleur. Je l’imite, laissant mes jambes tendues devant moi, et mon ami se laisse tomber à près de moi.

-Due, comment avez-vous su que nous aurions besoin d’aide ?, demande Victor.

L’homme laisse passer un silence, plongé dans la contemplation de la ville. Depuis quelque jours, Due Invisi a pris une place inattendue dans nos vies. Je l’ai croisé plusieurs fois au sommet de la tour de pierre ou sur les toits de la ville. Je l’ai aperçu à travers la foule du marché. A chaque fois, son regard et ses intentions sont restés indéchiffrables.

 -Il m’a suffi d’être ouvert et attentif à ce que le vent pouvait me dire.

Ses réponses restent souvent onéreuses et j’échange un regard d’incompréhension avec Victor. Due capte nos coups d’œil mais n’éclaircit pas ses propos pour autant. Il ne parle pas beaucoup, mais passe énormément de temps avec nous. Il nous lance de petits défis, nous met à l’épreuve constamment. Victor et moi nous plions aux exercices de bonne grâce, jouant des paris que Due nous propose, mais Thimothée reste réticent à participer à des jeux organisés par un homme duquel nous ne connaissons rien.

-Je dois vous parler de quelque chose d’important. Rejoignez-moi en haut de la tour de pierre dans une heure. Avec votre ami Thimothée.

Due se lève et saute du toit avant que nous n’ayons le temps de répondre.

-A ton avis, que veut-il ?, demandé-je à Victor. Je veux dire, que veut-il vraiment ? Quel est son intérêt à nous enseigner ce qu’il sait ?

Victor réfléchit quelques secondes.

-Je ne sais pas. Peut-être qu’il trouve que nous avons des qualités exceptionnelles qu’il n’a jamais vues chez personne d’autre, et qu’il ne veut pas nous laisser les gâcher, plaisante-t-il.

Je lui mets un petit coup dans l’épaule en riant, puis me laisse aller contre lui. Il passe son bras autour de ma taille et je pose ma tête sur son épaule. En quelques semaines, nous sommes devenus très proches, et nous sommes assez affectueux l’un envers l’autre. D’un accord tacite, nous ne montrons rien à Thimothée, qui serait beaucoup trop jaloux de Victor et créerai des problèmes.

Nous restons encore quelques instants comme ça, chacun perdu dans ses pensées. Mes songes se tournent vers mes anciens compagnons et amis. Je n’arrive décidément pas à me défaire de mes regrets et mes remords. De toute façon, tant que je n’aurai pas réglé la quête de mon passé, je ne pourrai pas avancer sereinement.

Victor passe sa main sur ma joue, me tirant de ma réflexion. Je secoue la tête et me lève.

-Il va être l’heure, allons chercher Thimothée.

Nous descendons de notre perchoir et allons jusqu’à notre maison. Thimothée est dans la cuisine, il nous attend.

-Due est venu me voir, il nous attend en haut de la tour de pierre. On y va ? demande-t-il gravement.

-Pourquoi on irait pas ?, s’exclame Victor, presque choqué par la mine d’enterrement qu’affiche Thimothée.

-Un mec qu’on ne connait pas qui nous fait monter en haut d’une tour pour discuter ? On ne sait rien sur lui, il pourrait très bien être un traitre qui travaille pour Théodore et qui veut tuer Charlie !

Je reste interdite quelques secondes. Due ne peut pas vouloir nous nuire. Rien qu’à le regarder et passer du temps à ses côtés, j’ai énormément appris.

-Si tu ne veux pas venir, rien ne t’y oblige. Mais si j’étais toi je voudrai quand même entendre sa proposition, dis-je le ton froid.

-Ca tombe bien, tu n’es pas moi, répond-t-il en se levant. Je crois… Charlie, je pense que je vais rentrer à Asogno. Je t’ai suivie, je pensais que tu serais mon guide, que tu me permettrais de progresser, mais j’ai dû me tromper. Tu ne t’es occupée que de toi, toujours. Innatentive à ton entourage. Je partirai demain matin pour la capitale. J’espère qu’on se reverra.

Une larme roule sur sa joue, pourtant sa voix est glaciale.

-Je ne t’ai jamais obligé à rien, Thimothée, et je ne me suis engagée à rien. Tu restes libre de faire ce que tu veux. S’il te plaît, promets-moi de ne plus dépendre de personne. Apprends à vivre ta vie, et arrête de te laisser porter par ton entourage.

Je le serre contre moi, retenant mes larmes. Je ne veux pas qu’il parte. Son humour, sa candeur, sa présence me manquera.

-Allons-y, Victor.

Les deux garçons échangent un rapide coup d’œil et se serrent la main. Dès le début ils ne s’appréciaient pas et se sont considéré comme des rivaux. Je pense que c’est mieux ainsi.

Thimothée… Il est serviable, gentil, ouvert, mais il lui manque l’envie d’avancer et de progresser. Il n’a pas d’ambition et c’est son principal problème. Mais autant je peux l’aider sur certains points, autant je ne peux pas lui offrir un objectif ultime à atteindre.

Nous quittons la maison et partons en ville. Nous escaladons la tour rapidement, Victor étant assez doué et s’étant entrainé à grimper avec moi. Due est déjà là, debout sur les bras de la statue. Il s’assoit gravement quand nous arrivons, et nous l’imitons, nous plaçant de part et d’autre de lui.

-Thimothée est parti pour Asogno, commence-t-il.

Ce n’est pas une question ni un reproche, juste une constatation. J’acquiesce néanmoins, presque malgré moi. Victor reste silencieux. Une fois de plus, Due s’arrête de parler pendant un long moment, prenant peut-être le temps de rassembler ses mots, perdu dans la contemplation des étoiles.

-Vous êtes deux jeunes gens très prometteurs, reprend-il quelques minutes ou quelques heures plus tard. Vous avez de très grande qualités, mais aussi beaucoup de faiblesses.

A ce mot, la voix d’Eilrahc se met à gronder au fond de moi. Je réprime un frisson et la pousse au fond de sa tanière, rabattant le voile noir sur elle.

-Je peux vous aider à combler ces faiblesses. Avec de précieux amis, nous avons une proposition à vous faire. Mais avant cela, il faut que nous vous amenions dans un endroit tranquille connu de nous seuls. Pour cela, je vous demande de me faire confiance. Je vais descendre de cette tour le premier. Prenez de temps de vous concerter, de réfléchir ou de discuter. Si vous me rejoignez, je vous banderai les yeux et vous guiderai jusqu’à cet endroit.

Due se lève et plonge dans le vide, n’attendant pas nos réponses, une fois de plus. Je me tourne vers Victor.

-Que fait-on ? Comme l’a très bien souligné Thimothée avant de partir, il peut être un traitre, il peut vouloir me tuer. Mais je ne ressens aucune énergie négative qui émane de lui. Juste une force calme et sereine.

-Allons-y. Nous n’avons rien à perdre, répond Victor en commençant à descendre.

-A part la vie, soufflé-je dans la nuit.

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