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Encre Nocturne   

Assassin [-13] [Chapitre 21]

Pako | Publié le lun 14 Mai 2018 - 8:27 | 420 Vues

Chapitre 21 : Les Invisibles

 Un léger brouhaha me parvient avant qu’on ne libère ma vision. Le soudaine lumière me brûle la rétine et je mets quelques instants avant d’y voir clair. Nous sommes dans une salle spacieuse, aux murs couverts de tentures bleu foncé. Une grande table trône au centre, autour de laquelle sont assis neuf hommes et femmes. Ils doivent tous avoir plus de trente ans, et il se dégage de chacun d’eux une force calme mais immense, presque la même que j’ai perçue chez Due.

Ils me sourient et leurs regards sont emplis de compassion et de chaleur. Alors qu’ils ne me connaissent pas. Eilrahc gronde, de plus en plus faiblement.

-Charlie, Victor, bienvenue chez les Invisibles, annonce une vieille femme en se levant et en s’approchant de nous.

La fluidité de ses mouvements m’impressionne. Une personne de son âge devrait se mouvoir avec difficulté, mais elle est aussi souple et silencieuse que Due.

-Venez vous asseoir avec nous, incite-t-elle en nous désignant des chaises vides au centre de la table.

Je me retrouve entre une femme et un homme, Victor en face de moi.

-Je suis Una Invisi, continue la vieille femme qui nous a installés. Je suis la voix du conseil des magisters. Messieurs, dames, chers amis, présentez-vous à nos invités.

Chacun leur tour, ils déclinent leur identité.

-Vous me connaissez déjà, je suis Due Invisi.

Un homme en bout de table prend ensuite la parole. Les cheveux parsemés et grisonnants, une courte barbe, il a une carrure d’athlète.

-Mon nom est Tre Invisi. Je suis enchanté de faire votre connaissance.

Une femme se présente à nous sous le nom de Quatro Invisi. Elle est petite, et ses longs cheveux bruns sont nattés. Son regard bleu outremer retient le mien et elle me fait un clin d’œil.

Cinque Invisi est un homme assez jeune par rapport au reste de l’assemblée. De courts cheveux noirs et des yeux marron presque rouges. Il a le teint assez halé et je suis choquée par la tonalité de sa voix, qui parait abyssale tant elle est grave.

Une nouvelle femme, Sei Invisi. Sa couleur de peau me fait penser à celle de Salim. Ses yeux sont vert foncé, tirant sur le bleu. Elle est de taille moyenne, et très finee. Je remarque que ses doigts sont longs et fins. « Des mains de pianiste », songé-je en repensant à Théodore.

Sette Invisi est une vielle femme toute rabougrie mais pleine d’énergie et d’entrain. Ses cheveux blancs tombent en bataille sur son front ridé et je vois qu’il lui manque le bras gauche, sectionné au niveau de l’épaule.

Otto Invisi est un guerrier. Il fait près de deux mètre, aussi bien en hauteur qu’en largeur, ses longs cheveux roux sont retenus en arrière par un lien de cuir. Il porte une longue barbe et a un rire gras et communicatif. Pourtant, malgré l’extravagance dont il fait preuve, le calme et la souplesse semblent l’habiter, peut-être encore plus que les autres.

La femme qui se présente ensuite n’a rien à envier à son collègue niveau taille et largeur d’épaules. C’est un véritable colosse. Ses cheveux sont coupés court, presque rasés sur un côté et ses bras sont couverts de tatouages. Elle parle peu, se contentant de simplement annoncer son nom : Nove Invisi.

Enfin, le tour de table se termine sur Dieci Invisi, un vieil homme qui respire la sagesse plus que tous ses camarades réunis. Sa barbe est longue, et il passe souvent la main dessus, dans une sorte de tic.

Le silence se fait ensuite, et les regards se fixent sur nous.

Je me présente à mon tour, sous le nom de Charlie Countryman. Aucun d’eux ne nous a donné son vrai nom, pourquoi devrai-je dire le mien. Victor termine.

-Due nous a dit que vous aviez une proposition à nous faire. Qu’en est-il ?, demande mon ami.

Les Invisibles se concertent du regard et Una prend la parole.

-Due t’a remarquée, Charlie, dès que tu es arrivée en ville. Débarquer au milieu de l’après-midi escortés par un chevalier Targh n’est pas très discret. Après ça, il t’a suivie pendant plusieurs semaines. Tes capacités sont impressionnantes. Victor, c’est la même chose pour toi. Quattro n’a pas cessé de t’observer sur le port. Nous placions également énormément d’espoir en Thimothée, mais sa décision ne nous regarde pas.

Elle cesse de parler, comme si elle était soudain fatiguée. Due prend naturellement le relais.

-Les Invisibles ont, de tous temps, enseigné leur art à des élèves choisis avec soin. Nous pensons que vous avez les capacités nécessaires à recevoir notre enseignement.

-Je voudrai être le magister de Victor, continue Quattro. Charlie, si tu acceptes notre offre, Due serait ton magister. Nous serions chargés de vous guider vers votre avenir, de vous permettre de découvrir la vraie force enfouie au fond de vous.

-En échange, vous devez promettre d’obéir à vos magister, et vous engager à assister à une réunion du conseil une fois par an, en compagnie des autres apprentis. Acceptez-vous notre offre ?, termine Una. Charlie et Victor répondent à la question, maintenant, sans réfléchir.

-Oui, nous exclamons-nous en même temps, mon regard rivé dans le sien, ses yeux ancrés dans les miens. 

Nous nous sourions en entendant nos réponses. Cette opportunité est trop belle pour la laisser passer.

Una se lève, donnant une sorte de signal. Tous se rassemblent d’un côté de la pièce, devant un escalier plongé dans l’ombre. Des bruits de pas résonnent, quelqu’un descend l’escalier.

Il reste quelques instants sur la dernière marche, le visage toujours caché dans l’ombre. Pourtant, sans voir ses traits, j’ai reconnu la démarche, le pas, l’aura. C’est celui qui m’accompagne depuis toujours, celui qui m’a appris tout ce que je sais. Il descend la marche. Je ne lève pas les yeux. La voix que j’attends résonne à mes oreilles comme un souvenir.

-Salut, Charlie. Ça faisait longtemps, souffle Sébastien.

Je ferme les yeux, fronce les sourcils. Il m’a énormément manqué, je ne peux pas le nier. Comment suis-je sensée réagir ?

Je coupe court à mes interrogations stériles et franchit le mètre qui nous sépare encore, venant me blottir contre lui. Quelle que soit la façon dont nous avons été éduqués, quelle que soit la raison de sa présence ici, je m’en fiche. Je suis juste heureuse qu’il soit là, et savoure la chaleur de ses bras pendant quelques minutes.

 -Salut, Sébastien, murmuré-je.

-Viens avec moi, dit-il en m’attrapant par le bras. Nous devons parler.

-Ca pourrait être une bonne idée, oui.

Il m’entraine dans une pièce adjacente, une bibliothèque. Nous nous installons dans des fauteuils de cuir autour d’une table ronde. Cinque vient nous apporter des tasses de thé fumantes et une assiette remplie de sablés.

Je bois une gorgée de thé tout en dévisageant Sébastien. Il a le teint pâle, mais les cernes qui lui mangeaient le visage et la ride d’inquiétude qui barrait son front la dernière fois que je l’ai vu ont disparu. Son énergie a changé, presque imperceptiblement, mais elle est plus souple, plus sereine. C’est là que réside la principale transformation. Sébastien est détendu.

-Où sont les autres ?, demandé-je.

Plus que de savoir ce qu’il s’est passé pour que mon maître se retrouve ici, il faut que je sache ce qu’il est arrivé à Matthieu, Salim, Marina et les autres.

-Salim est ici avec moi. Il fait une sorte de thérapie avec Una pour tenter d’effacer ce qui lui est arrivé. Je n’ai pas le droit de le voir. Matthieu a quitté Asogno avec Marina, ils sont partis vers le nord. Les autres ne sont pas considérés comme des traitres, et ils sont retournés au foyer. Rien n’a changé à la capitale. L’Organisation existe toujours, le roi commandite des assassinats et ils les exécutent. Les opérations que nous avons menées n’ont servi à rien.

Je hoche la tête. Matthieu est avec Marina, j’espère qu’il va bien.

-Je pourrai voir Salim ?

-Una tient à ce qu’il ne parle à personne lié à son emprisonnement jusqu’à sa guérison.

-Très bien. Comment es-tu arrivé ici ?

-Après ton départ, on est restés environ deux semaines au Manoir, le temps que les blessures de Salim soient refermées. Kylian, Camille, Max et Hana sont partis les premiers. Matthieu, Marina et moi avons commencé à préparer nos voyages. On a quitté Asogno tous ensemble, une nuit. On s’est séparés quelques kilomètres après avoir passé la muraille. Comme je te l’ai dit, Matthieu et Marina sont partis vers le nord. Salim et moi sommes venus ici.

-Tu connaissais les Invisibles ?, m’écrié-je, surprise.

Sébastien hésite quelques secondes avant de me répondre. Je vois une nouvelle lueur s’allumer dans ses yeux quand il reprend la parole.

-J’ai passé toute la première partie de mon enfance ici. Je sais que mes parents étaient des commerçants, ils voyageaient énormément. Nous avons passé beaucoup de temps à Mohtsoul, et je suis resté ici pendant qu’ils repartaient vers Asogno. Una est devenue mon magister, c’est elle qui m’a permis de développer ma force, ma souplesse, ma discrétion. Malheureusement, je n’ai pas été assez invisible, et j’ai été enlevé pour être amené au Manoir et faire partie de la troupe d’assassins du roi. L’enseignement de mon maître a été pire que tout. Il a transformé ma souplesse en rigidité, m’a formaté pour obéir. Et j’ai reproduit tout ça sur toi. Je suis désolé, Charlie, je me suis rappelé trop tard des enseignements de Una, je n’ai pas pu t’éviter ce sombre chemin d’assassin.

Je prends le temps de digérer ces informations. On dirait que Sébastien a pris la décision de ne plus me mentir, de ne rien me cacher.

Il a en partie grandi ici, et a été formé pour être un Invisible.

-Que sont les Invisible ? Une sorte de guilde ? Pourquoi existent-ils ?

-Ils sont parfois employés pour protéger les caravanes, mais ils sont le plus souvent payés pour servir le monarque de ce pays, qui vit dans la tour de pierre. Pourtant, ils restent libres. Libres de refuser un contrat ou de partir n’importe où, libres de ne jamais revenir. Ils forment leurs élèves, les menant sur cette voie, les rendant indépendants. Si tu acceptes d’offrir le temps nécessaire à Due, il fera de toi une Invisible. Il ne t’enseignera pas seulement comment être forte et souple, rapide et létale, il te montrera une façon de vivre, une philosophie qui est propre à chaque Invisible, mais commune à tous.

-Combien de temps ?, soufflé-je, en pleine réflexion.

-Vu ce que tu sais déjà et ton potentiel, je dirai un ans. Peut-être deux.

C’est trop long. Je n’ai pas deux ans devant moi. Je sens dans mon cœur que Théodore est en train de disparaître. Je le vois s’effacer peu à peu, disparaitre au profit de l’Autre. J’ai quelques mois pour intervenir, à peine plus.

-J’apprendrai en six mois, asséné-je, sûre de moi.

J’espère que mon frère résistera jusque-là.

 

***

Les journées s’écoulent sans se ressembler. Due a pris mon apprentissage en main, et je lui ai fait part de mon manque de temps. Je ne lui en ai pas donné la raison, il n’a pas besoin de la connaître. Victor étudie avec Quattro, nous nous voyons peu.

Je passe en revanche plus de temps avec Sébastien, qui me sert de camarade d’entrainement. Il n’est plus supérieur à moi, et je goûte avec ravissement à la relation d’amitié solide qui est en train de grandir entre nous. Nous n’avons toujours pas vu Salim, mais Una nous assure qu’il est en train de se remettre.

Nous passons de longues soirées à discuter autour du feu, seuls, avec Victor, ou avec nos magisters ou d’autres Invisibles.

Ce soir, nous ne sommes que tous les deux, assis face à face dans des fauteuils de cuir, contemplant les flammes qui crépitent doucement dans l’âtre.

-Sébastien, commencé-je, pas vraiment sûre de moi.

Je laisse passer un silence. Il ne relève pas la tête, mais je sais qu’il m’a entendue et qu’il est prêt à écouter ce que j’ai à lui dire.

-Sébastien, si je pars sauver Théodore, viendras-tu avec moi ?

Il ne répond pas tout de suite. S’il a été surpris par ma demande, il ne le montre pas. Il plante ses yeux marine dans les miens.

-Théodore m’a fait souffrir plus que quiconque, dit-il alors.

-Je sais, mais…

-Ne m’interromps pas, s’il te plait.

Je me tais, un réflexe d’obéissance restant de nos années au foyer. Pourtant, si je veux entendre ce qu’il a à dire, je sais que je dois le laisser parler. Si je veux qu’il avoue son sentiment, je dois lui laisser le temps nécessaire à ce qu’il trouve les bons mots, la bonne formulation.

-Quand nous sommes partis d’Asogno, je haïssais Théodore de tout mon cœur. Pour ce qu’il m’a fait, mais surtout pour ce qu’il a infligé à Salim. Tu n’imagines même pas jusqu’où il est allé. Mais en revenant ici, je me suis souvenu de l’enseignement de Una, et j’ai réfléchi posément à la situation.

-A quelle conclusion est-tu arrivé ?, soufflé-je, suspendue à ses lèvres.

-Tu as raison. Théodore est une victime de Py, tout comme toi, comme nous tous. C’est ce maudit savant qui est à l’origine de tout. Je ne te dis pas que ton frère n’y est pour rien, mais je ne le tuerai pas. Le seul qui mérite une mort lente et douloureuse est Py.

-Ca veut dire que tu viendras avec moi ?, m’exclamé-je.

-Charlie, je suis devenu responsable de toi le jour où j’ai accepté d’être ton maître. Je ne te laisserai pas aller affronter ces malades toute seule. Je ne t’abandonnerai plus, je te ferai confiance.

Sébastien vient de me dire les mots les plus beaux que je n’aie jamais entendu. Il vient de me faire une promesse, de me dire qu’il resterait à mes côtés quoi qu’il se passe.

Je me lève de mon fauteuil et serre Sébastien dans mes bras.

-Moi aussi, Sébastien, je te ferai toujours confiance, murmuré-je dans une dernière étreinte.

 

***

-Nous partons !, annonce Due d’une voix triomphante. Cela fait trois mois que nous sommes ici, soit la moitié du temps que tu as décidé de m’offrir. Nous devons aller découvrir de nouvelles choses, voir de grandes cités, s’ouvrir au monde !

Nous sommes encore au sommet de la tour de pierre. Je l’ai escaladée avec une main attachée dans le dos. J’ai retrouvé ma souplesse d’avant et j’ai considérablement progressé. J’ai appliqué les conseils de Barnabé et je laisse mes réflexes me guider quand je me bats, dans un savant équilibre de conscient et d’inconscient. Je me bats naturellement, et je sens que mon corps ne me bloque plus, qu’il m’aide. Comme si j’avais enfin trouvé l’harmonie qu’il me manquait depuis si longtemps.

Nous venons de faire une longue séance de méditation en haut de la tour, laissant le vent canaliser nos énergies. Nous avons esquissé des mouvements lents et précis, dessinés des coups de poing, de pied, de coude ou de genou pendant deux heures qui sont passées en quelques minutes.

-J’ai plusieurs questions à vous poser, réponds-je, sereine.

-Une par une, s’il te plait.

-Où partons-nous ? Découvrir le monde, c’est bien, mais le monde est vaste.

-Tu as raison, le monde est vaste et nous n’avons pas beaucoup de temps. Nous allons rester à Malèhk, mais nous allons changer de cité tous les quatre jours. Nous commencerons par aller vers Chamsu, à trois jours de cheval, puis à Sabaar. Ensuite nous verrons.

Je n’ai aucune idée de quelles villes il me parle, puisque je ne connais pas la géographie de ce pays.

-Deuxième question. Est-ce que Sébastien et Victor partent avec nous ?

-Sébastien doit rester ici, il n’est pas complètement remis de ce qui est arrivé à Asogno. Et Una a besoin de lui pour la thérapie de Salim. Victor et Quattro vont probablement nous accompagner, oui.

-Dernière question. Quand partons-nous ?

-Dans deux heures. Le temps d’aller rassembler tes affaires et de dire au revoir aux gens que nous quittons. Rendez-vous tout à l’heure à la grande porte.

Due saute de la tour. Je me penche pour le voir s’accrocher d’un doigt à une anfractuosité dans la pierre, se balancer quelques secondes puis atterrir sur un toit et filer à travers la ville. Il est déjà loin quand je commence la désescalade, beaucoup plus lentement que lui, mais énormément plus rapide qu’il y a quelques mois.

Je me glisse ensuite dans les rues, me laissant porter par la foule, me fondant dans les ombres, discrète comme je ne l’ai jamais été. Je traverse une place, ouvre une porte cochère, passe une cour, trouve le passage qui mène aux souterrains.

La grande salle est animée, comme toujours. Certains Invisibles du conseil des magisters sont partis en mission ou en voyage, mais d’autres sont arrivés certains avec des élèves. Les visages se renouvellent, et j’ai lié quelques amitiés d’un jour avec quelques gens de mon âge. Tous m’ont dit qu’avoir été remarquée par un grand Magister comme Due Invisi et qu’avoir été présentée au conseil avant même d’avoir accepté l’apprentissage était un immense honneur qui n’était fait qu’à de rares élus.

Je rejoins Sébastien après avoir salué mes connaissances dans la grande salle. Mon ami est dans la bibliothèque, en grande discussion avec Una. Je m’approche silencieusement et m’assois dans un fauteuil à leurs côtés, sans essayer de me cacher. Je sais qu’ils m’ont vue, pourtant ils continuent leur conversation.

-… Tu dois les laisser partir, c’est pour son bien. Tu n’as pas confiance en Due et Quattro pour prendre soin d’eux ? C’est toi qui m’a dit qu’elle devait grandir, alors laisse la s’envoler. Tu n’as pas besoin de la faire douter.

-Je sais, Una, mais avec tout le respect que je vous dois, vous ne savez pas la force qui sommeille au fond d’elle. Je ne me fais aucun souci pour Charlie, je sais qu’elle sera capable de se débrouiller. C’est pour Victor, Due et Quattro que je m’inquiète. Si vous devez les envoyer parcourir le monde avec elle, vous êtes en devoir de les prévenir de ce qu’il peut se passer si elle voit du sang ou si elle s’énerve trop vite.

-Eilrahc est faible, intervins-je. Elle n’est pas réapparue depuis bientôt six mois, depuis que j’ai quitté Asogno. De temps en temps, elle grogne, mais elle ne parle plus, ne réagit plus. Elle est en train de disparaitre. Je suis certaine de pouvoir la contrôler si elle revient.

Je suis sûre de moi, mon ton est sans appel. Una parait convaincue, mais une étincelle de doute plane toujours sur les traits de Sébastien. Il a vu Eilrahc à l’œuvre, et sait de quoi elle est capable. Si elle revient et qu’elle décide d’étancher sa soif de sang, Due ou Quattro ne l’arrêterons pas et seront balayés comme des fétus de paille. Pourtant, malgré la terreur qu’elle pouvait m’inspirer quand nous étions à Asogno, malgré tout ce qu’elle a fait de mal autour de moi, je me sens capable d’enfin pouvoir la maitriser ou la faire disparaitre.

Barnabé m’a dit un jour que la maitriser me permettrait d’avoir une force hors du commun dans laquelle puiser. Mais maintenant que je bénéficie de l’entrainement des Invisibles, je sais que la force ne réside pas dans la capacité à tuer, mais dans l’art d’aider à vivre.

-Tu vois, Sébastien. Tu as dit que tu lui faisais confiance. Alors commence maintenant, glisse Una avant de se lever et de nous laisser.

-Elle a raison, comme toujours, chuchote Sébastien en lançant un regard d’admiration vers le dos du Magister. Charlie, je te fais confiance. Pars avec Due, Quattro et Victor, découvre le monde et les villes magnifiques de ce pays. Apprends, ouvre-toi, absorbe et intègre tout ce que tu verras, entendras, sentiras, toucheras. Profite de ce voyage, n’en perds pas une miette.

Je hoche la tête, et Sébastien me sourit.

-A plus, Charlie, souffle-t-il en se levant à son tour et en déposant un baiser tendre sur mon front.

-A la prochaine, Seb, réponds-je avec un clin d’œil. Je reviendrai plus forte, plus souple, plus compréhensive, prête à aller affronter mon destin. Attends-moi jusque-là, aide Salim à guérir.

Son poing fermé vient heurter le mien, scellant une nouvelle promesse entre nous. En quelques mois, nous sommes devenus plus proches qu’en quinze ans passés au foyer. Le statut maître/élève nous obligeait une certaine distance, qui a disparu maintenant que nous sommes sur un pied d’égalité. Je me sens bien dans cette nouvelle relation.

-Charlie !, appelle Victor depuis la grande salle.

Je le rejoins après un dernier échange de regards avec Sébastien.

-Due t’as dit que nous partons ?, demande-t-il, un sourire béat sur le visage.

Mon ami ouvre les bras et je le serre contre moi.

-Nous avons rendez-vous dans moins d’une heure, réponds-je.

-Tes affaires sont prêtes ?

Je hoche la tête. Je n’ai rien à emporter. Une tunique ou deux, un pantalon, une cape. Rien de plus. J’ai dit au revoir à Sébastien, échangé un coup d’œil entendu avec certains Invisibles.

-On peut y aller quand tu veux, dis-je à Victor.

-J’ai encore quelques petites choses à faire, mais d’ici dix minutes je suis à toi.

Le silence se fait alors dans la grande salle, tous les regards tournés vers l’escalier où vient d’apparaître un homme, grand, la peau couleur café au lait. Ses yeux vert émeraude se posent sur moi quelques instants avant de se détourner, se concentrant sur Sébastien, qui arrive en courant. Un sourire se peint sur ses traits.

Sébastien et Salim restent quelques instants face à face, puis tombent dans les bras l’un de l’autre. Ils s’étreignent et échangent des baisers passionnés pendant de longues minutes.

Les conversations reprennent, les Invisibles se désintéressant des deux hommes. Salim se sépare enfin de Sébastien et je les rejoins. Le métis a les traits détendus, plus de cernes. Je remarque des cicatrices sur ses mains et ses bras, mais il n’a plus de blessure ouverte. Dans ses yeux brille pourtant encore un éclat de peur. Il est en voie de guérison, mais sa thérapie est loin d’être finie, et il restera toujours une faille dans son âme.

-Salut, Charlie. Je suis content de te revoir. Sébastien m’a raconté ce que tu as fait pour moi. Merci de m’avoir sorti de là.

-Je… C’est normal. J’avais fait une promesse à Sébastien. On ne pouvait pas te laisser entre les mains de Théodore.

Salim frissonne et recule quand je prononce le nom de mon frère. Une lueur de profonde terreur s’allume dans son regard et il replie ses bras autour de lui en tremblant.

Una arrive derrière lui et lui applique la main sur les yeux. Elle l’attire contre lui et lui murmure quelque chose à l’oreille. Le métis s’effondre et Una l’accompagne jusqu’au sol.

-Il était peut-être un peu tôt. J’aurai dû attendre que tu sois partie. Tu ressembles trop à ton frère.

Sébastien s’agenouille et caresse la joue de Salim, simplement endormi. Victor se glisse derrière moi et me pose la main sur l’épaule.

-On doit y aller.

-Sébastien, je suis désolée d’avoir choqué Salim. Je reviens dans trois mois, occupe-toi bien de lui.

Il hoche la tête, le regard confiant. Je peux partir tranquille. Je suis Victor hors de la grande salle, puis dans les rues de la ville. Nous arrivons rapidement en vue des murailles et de la porte principale, au pied de laquelle nous attendent Due et Quattro, montés sur des chevaux. Ils tiennent chacun un deuxième destrier par la bride.

-Montez, nous sommes en retard, assène Quattro en nous tendant les rênes de nos chevaux.

C’est la première fois que je pratique l’équitation, et les premiers kilomètres que nous faisons, au pas puis au trot, sont laborieux. Je me bats contre les mouvements de l’animal, mon dos me fait mal, mes bras aussi. J’ai les cuisses serrées sur ses flancs pour essayer de contrôler ses mouvements.

Je m’ouvre de mes difficultés à Due lors d’une halte près d’un ruisseau.

-La souplesse sera ton alliée pour chevaucher.

C’est la seule réponse qu’il daigne m’offrir. Quand nous repartons, j’essaye d’appliquer ce conseil sans le comprendre. La souplesse sur le dos d’un animal dont chaque pas me broie les fesses ?

J’essaye de détendre mes cuisses et mon dos, mais je manque de tomber de ma selle. Je lance un regard désespéré à Due, qui n’a pas raté une seule de mes tentatives. Il rapproche son cheval du mien.

-Accompagne le mouvement du cheval. Reste concentrée sur ton destrier, sur son pas, et laisse-toi porter. Détends-toi, tu ne tomberas pas. Sois en harmonie avec ta monture.

Il s’éloigne ensuite, me laissant seule avec cette réponse énigmatique. J’observe le magister quelques minutes, puis Quattro et enfin Victor. Mon ami s’en sort très bien, comme s’il avait fait du cheval toute sa vie. Je remarque que son dos s’enroule à chaque pas de l’animal, agissant comme un amortisseur pour ses reins. J’essaye de faire comme lui, ne le quittant pas des yeux et me focalisant sur le pas de ma monture.

J’y arrive de mieux en mieux. Au bout d’une heure de concentration maximale, j’ai un déclic. Comme si je comprenais soudain comment marche mon cheval, comment ses muscles fonctionnent, comment il se meut. Je ressens ses sabots qui touchent qui touchent le sol, ses jambes qui se plient, son dos qui se cambre.

Je me cambre avec lui, laisse mon dos accompagner son mouvement à l’exact moment où son sabot touche le sol, me redresse quand il change de pied. Je suis maintenant parfaitement à l’aise sur ma monture, et j’aperçois Due qui m’observe, le regard rieur. Se moque-t-il de moi parce que j’ai mis si longtemps avant d’apprendre, au contraire de Victor ?

Je me renfrogne et talonne mon destrier pour aller me poster aux côtés de mon ami, qui chevauche en tête de groupe. Les plaines arides s’étendent à perte de vue, parsemées d’arbres malingres et rachitiques. J’aperçois quelques rares animaux, mais aucun point d’eau à l’horizon. Heureusement que Due a prévu des gourdes pour tout le monde.

-Tu es déjà allé à Chamsu ?, demandé-je à Victor après quelques minutes de silence confortable.

-Non, je ne me suis jamais enfoncé si loin dans ce pays. Je suis fils de pêcheur, et Chamsu est loin de la mer. Mon père n’aimait pas être à l’intérieur des terres.

Il parle de son père au passé. Est-il mort ? Est-ce que je peux lui poser la question ? Dans le doute, je ne demande pas, par peur de le blesser. Je l’ai suffisamment heurté en lui apprenant le décès de son frère. Thibault. Cela fait une éternité que je n’ai pas laissé mes pensées errer vers mon ami, vers Matthieu, vers mes souvenirs. Vers Théodore. Je dois me dépêcher de progresser, si je veux pouvoir lui venir en aide. Il sera difficile de se débarrasser de Py, mais plus encore d’affronter l’alter ego de Théodore. Il faudra que je sois capable de le battre sans le tuer, et sans lui infliger de blessure grave. Ensuite, seul le temps et les fréquentations de mon frère seront en mesure de le guérir à jamais.

Eilrahc n’est pas réapparue depuis un bon moment. Elle émet de temps à autre des grognements fatigués, mais rien de plus. J’espère qu’elle disparaitra avant que j’aie l’occasion de voir du sang. Due, Victor et Quattro ne connaissent pas son existence, et je ne veux pas briser l’équilibre tranquille qui s’est établi dans notre groupe.

Nous montons un camp au milieu d’une combe protégée par de hautes collines. Due allume un feu pendant que Victor et moi sommes chargés de partir à la chasse. Chacun muni d’un arc, nous nous déployons dans la plaine.

Nous ne tardons pas à apercevoir un groupe d’antilopes maigrichonnes. Je m’accroupis et Victor les contourne. Je bande mon arc, vise un bête et tire. Je l’atteins dans le flanc et elle s’effondre, faisant s’égayer le reste du troupeau. Je m’approche de ma prise. Elle n’est pas morte, nous allons devoir l’achever La blessure ensanglantée sur son côté m’attire le regard. Le sang. Le sang.

Le sang !

Je recule de cinq pas, les yeux toujours rivés sur la flèche. Victor m’attrape alors par les épaules.

-Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as vu un fantôme ?, plaisante-t-il.

Je me retourne à demi. Mon regard se pose sur sa carotide palpitante. Je me dégage en criant et recule encore.

-Ne t’approche pas de moi !

Il reste interdit puis tend la main vers moi, dans un geste d’apaisement.

 Je prends ma tête dans mes mains.

 Le sang. Le sang. Le sang.

 Sa voix pulse sous mon crâne. Il faut que je parte. Je ne peux pas rester près de lui ou de tout autre être vivant. Je me retourne et fuis une fois de plus.

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