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Encre Nocturne   

Assassin [-13] [Chapitre 22]

Pako | Publié le jeu 17 Mai 2018 - 17:11 | 448 Vues

Chapitre 22 : Victor Mikozyan

 

Je m’adosse à un arbre et me laisse glisser jusqu’au sol. La nuit est tombée depuis deux bonnes heures. J’entends mes compagnons qui me cherchent. Je ne peux plus continuer comme ça. Je dois tout leur dire, ou les quitter. Je ne veux pas les quitter.

Les pulsations régulières d’Eilrahc se sont éteintes. Mon cœur bat à une vitesse folle, j’ai le souffle court. Je suis épuisée. Je sens des larmes monter, et je ne les retiens pas. Les sanglots me secouent bientôt, recroquevillée contre le tronc.

J’aperçois la lumière d’une torche qui se rapproche de moi. Je n’ai plus l’énergie nécessaire pour m’enfuir. Je reste prostrée, attendant que celui qui est là me trouve. C’est Victor. Il s’approche de moi, doucement, pose sa main sur ma joue, essuie mes larmes. 

-Tu peux revenir au camp avec moi ?, murmure-t-il.

J’acquiesce. Je me redresse, et avant que j’aie pu me lever, il passe un bras sous mes genoux, un autre derrière mes épaules et me soulève comme si je ne pesais rien. Je ne me débats pas, et me laisse aller contre son torse. Je ferme les yeux quelques secondes. Je suis fatiguée. Fatiguée de devoir me battre contre moi-même à chaque instant.

Victor me dépose en douceur sur un lit de camp, rabattant une couverture sur moi.

-Je vais chercher les autres, je reviens. Ne bouge pas.

Une réelle inquiétude brille dans son regard, mêlée à de l’incompréhension. Je dois tout leur expliquer.

Je me tourne et me couche en chien de fusil. Je ne ferme les yeux que quelques secondes, mais m’endors sans m’en rendre compte.


***

 Il est plus de midi. Nous suivons une piste qui doit nous mener droit sur Chamsu. J’ai tout raconté à Due, Quattro et Victor dès mon réveil. Les deux magisters n’ont pas paru surpris outre mesure, Victor, en revanche, ne m’a pas adressé la parole depuis que nous avons levé le camp. Je lui ai pourtant tendu un nombre incalculable de perches avant de laisser tomber. Il me parlera quand il jugera qu’il est prêt. Si tant est qu’il le soit un jour.

Nous nous arrêtons quelques minutes pour nous désaltérer et remplir nos gourdes à une source qui jaillit d’un rocher. Nous mangeons quelques restes de viande salée d’hier soir, puis nous repartons. Dans le plus grand silence.

J’approche mon cheval de celui de Due. Victor chevauche aux côtés de Quattro, qui est en train de lui expliquer comment tirer à l’arc tout en étant à cheval. Elle lui montre en fichant un trait en plein centre d’un arbre. Victor essaye à son tour, ratant sa cible.

Je jette un regard à l’homme près de moi. Il répond à ma question avant même que je l’aie formulée.

-Tu n’as pas besoin de savoir tirer en galopant. Ton ami Victor a besoin de temps pour digérer l’information que tu nous as donnée. Ce n’est pas simple pour lui. Si tu veux faire quelque chose, essaye de faire comme pour ton problème de cheval. Essaie d’être en harmonie avec lui, et tout se passera bien.

-Comment saviez-vous ce que j’allais vous demander ?, m’écrié-je.

-Secret Invisible, répond-il avec un sourire malicieux, avant de talonner son cheval et s’éloigner.

Je soupire. Etre en harmonie avec un animal sur lequel je suis montée, d’accord. Suivre ses mouvements, me calquer sur ce qu’il fait… Simple. Mais me calquer sur ce que fait Victor ? Comment ? Je dois l’imiter ?

J’ai beau réfléchir, je ne trouve pas la réponse. La question me trotte dans la tête jusqu’à ce que nous montions le bivouac au bord d’un ruisseau maigrelet.

Ce soir, Quattro et Victor partent à la chasse, me laissant seule au coin du feu avec Due.

-As-tu trouvé l’harmonie, jeune élève ?, demande-t-il d’une voix douce.

Je prends le temps de contempler les flammes pour rassembler mes pensées. Due ne s’en formalise pas, le regard perdu dans le brasier.

-Je ne sais pas. Je n’en suis pas sûre. J’ai trouvé l’harmonie avec mon cheval, en m’adaptant à ses mouvements et en les accompagnant. Mais ce n’est pas ce qu’on recherche avec Victor, pas vrai ?

Due ne répond pas mais ses yeux acquiescent pour lui. Il veut que je trouve la réponse toute seule, et cette fois, il ne m’aidera pas.

-T’adapter. C’est la clé, m’offre-t-il au bout de longues minutes, juste avant que nos compagnons reviennent. 

Je mâchonne un morceau de viande en y réfléchissant. M’adapter. M’adapter à Victor. M’adapter à quoi ? Ce qu’il fait ? Ce qu’il pense ?

M’adapter à Victor. J’ai compris, enfin. Je dois être en harmonie avec Victor, et pour cela, il me suffit de m’adapter à ce qu’il veut, à ce qu’il ressent. S’il ne me parle pas, c’est qu’il a peur. Peur de ce que je pourrai lui faire. Donc pour m’adapter, il faut que je me montre bienveillante et rassurante envers lui.

Je croise le regard de Due. Il sait que j’ai compris, et il me lance un clin d’œil. Il faut passer à la pratique maintenant.

Nos magisters s’éloignent quelques instants pour vérifier qu’aucun animal sauvage ne menace le camp, et qu’aucune caravane n’est en vue. Je suis seule avec Victor.

Il est de l’autre côté du feu, en face de moi.

-Victor ?, murmuré-je.

Il relève la tête mais évite mon regard. Je me lève et contourne le brasier, venant m’asseoir contre lui. Je lui prends la main et il frisonne, mais ne se dégage pas. Il évite toujours mon regard. Est-ce que c’est la bonne méthode ? Je n’ai aucune idée de ce que je fais.

-Hier, j’ai voulu te protéger en m’enfuyant. Je ne contrôle pas les actions d’Eilrahc, mais je la sens arriver. Je peux partir avant qu’elle ne blesse ceux qui sont avec moi.

Pathétique tentative de réconfort. Néanmoins, il se détend un peu près de moi, et ses doigts s’enroulent avec les miens, pressant ma main dans la sienne.

-Je suis désolé. Je sais que tu n’y es pour rien… Mais je…

Sa voix se brise, laissant sa phrase en suspens.

-Tu as le droit d’avoir peur. Je suis terrifiée par ce démon qui vit en moi.

Il lâche un soupir de soulagement et rit doucement.

-J’ai peur d’une fille qui fait deux têtes de moins que moi, je suis ridicule. A se demander pourquoi Quattro a voulu d’un si piètre élève, plaisante-t-il.

Je lui mets une petite claque derrière la tête.

-Je fais deux têtes de moins que toi, mais au moins je ne fais pas un bruit d’éléphant quand je dois me déplacer en silence !, réponds-je, riant à mon tour.

-Moi, un bruit d’éléphant ? Alors que toi tu n’es même pas assez vive pour harponner un poisson qui nage tranquillement entre tes pieds ?

Nous nous disputons oralement encore quelques instants avant d’en venir aux mains. C’est Victor, à court d’arguments, qui attaque le premier, me plantant gentiment deux doigts entre les côtes. Je me dégage et lui attrape le poignet, tentant de le tordre, mais il a plus de force que moi et mon attaque se retourne contre moi. Je recule, l’entrainant avec moi alors que je chute en arrière.

Nous roulons au sol, emmêlés, riant. Il s’assoit à califourchon sur moi et me fais des chatouilles. Je résiste quelques secondes mais éclate de rire très vite, incapable de résister au pouvoir des chatouilles. Je crie grâce, vantant toutes les qualités que je lui ai déniées à peine un instant plus tôt. Il accède à ma demande, et la douce torture cesse enfin. Nos éclats de rire se calment peu à peu.

Il est toujours assis sur moi, couchée dans la poussière. Ses yeux soudain sérieux sont ancrés dans les miens. Il respire vite, et j’entends presque son cœur battre à un rythme effréné dans sa poitrine. Il saisit mes poignets et les remonte doucement de chaque côté de ma tête, entremêlant ses doigts au miens, caressant mes mains.

Il se penche vers moi. Proche. Trop proche.

Des éclats de voix retentissent.  Nos lèvres s’effleurent juste avant que nos magisters ne reviennent.

Je capte le regard brûlant de Quattro sur ma nuque pendant que j’époussette mes vêtements. Je me retourne pour fixer mes yeux dans les siens. Une étincelle de rire, et un éclat inconnu. Elle se détourne, repartant dans sa conversation avec son élève.

Due se matérialise derrière moi comme par magie.

-Ca a marché à ce que je vois. Tu es en harmonie avec Victor.

-Peut-être un peu trop, réponds-je dans un murmure.

En connaissant les capacités des sens de l’Invisible, il ne fait aucun doute qu’il m’a entendue. Il m’offrira peut-être un jour un élément de réponse. En attendant, il faut que je réponde seule à mes questions.

 

***

C’est le dernier jour de voyage. Nous avançons vite, nos chevaux lancés dans un trot rapide. Due veut arriver avant la nuit. Je n’ai pas eu l’occasion de parler avec Victor.

En fin d’après-midi, après une courte halte pour manger, les murailles de Chamsu se découpent à l’horizon.

-Chamsu est une ville magnifique, nous dit alors Quattro. Des passerelles suspendues, des flèches qui montent à l’assaut du ciel… c’est une ville de verre.

Elle ne nous révèle rien de plus, ne voulant pas nous gâcher la surprise. Nous continuons à chevaucher en silence.

Après une ultime colline, les remparts se dévoilent à nous. D’immenses plaques de verre entourent la cité, laissant entrevoir l’intérieur de la ville. Les maisons que j’aperçois sont faites de pierre claire, et entourées de tours longilignes qui tutoient les nuages. D’immenses donjons de jade et de verre côtoient les beffrois de pierres cerclées de métal.

Je reste abasourdie devant la beauté du spectacle. J’échange un regard avec Victor, qui est resté bouche bée lui aussi. Nous nous sourions. Découvrir cette cité et escalader les tours va occuper nos journées pendant de longs mois. Nous allons avoir du pain sur la planche.

La porte de cristal s’ouvre au bout d’un pont-levis de verre et de fer forgé. Sous nos pieds coule lascivement une petite rivière qui fait le tour de la cité.

Nous laissons nos chevaux à l’écurie de la ville qui se dresse près de l’entrée. Due nous guide ensuite à travers un dédale de rues serpentant au pied des tours. Nous entrons dans un immeuble, montons au treizième étage.

L’appartement dans lequel nous pénétrons est gigantesque. Il fait plus de deux fois la taille de la suite que j’occupais au palais, et il comporte une terrasse énorme.

Il y a quatre chambres, je m’en approprie une au hasard. Les murs sont peints en bleu ciel, deux grandes fenêtres s’ouvrent sur la ville. Elle est meublée richement, Un grand lit, une armoire, deux bibliothèques ainsi qu’un bureau, en merisier. Je me laisse tomber sur le matelas à ressorts, extrêmement confortable. Dormir dans un vrai lit va me faire du bien après deux nuits passées à la belle étoile.

Victor me rejoint alors, se laissant choir à mes côtés. Nous nous sourions.

-Je n’ai jamais connu un tel luxe, murmure-t-il en regardant les moulures du plafond.

Je ne réponds pas, perdue dans mes pensées. J’ai côtoyé le luxe et la richesse pendant le bref séjour que j’ai fait au palais, aux côtés de Théodore.

-Charlie, reprend-il après un long silence. Hier soir, près du feu, je…

Il s’arrête, et se tourne vers moi. Je me redresse sur un coude, le regarde. Je suis sereine, je n’ai plus peur de ce qu’il peut me dire. S’il m’avoue des sentiments, je serai prête à tenter l’aventure avec lui. Je me sens bien en sa présence.

Victor ne reprend pas sa phrase. Il évite mon regard, se racle la gorge, rouge comme une pivoine. Heureusement pour lui, Quattro nous appelle pour le repas, dissipant l’instant de gêne.

-Allons manger, je te le dirai plus tard, murmure-t-il.

Je souris et le suis jusqu’à la cuisine.

-Au menu, ragoût, petits légumes et pommes de terre !, annonce Due d’un air triomphant.

Nous nous installons autour de la table et dévorons le repas en quelques minutes. Nos deux magisters nous entrainent ensuite dans les rues de la ville pour un entrainement nocturne.

Due et moi bifurquons dans une allée plantée de grands arbres pendant que Victor et Quattro s’enfoncent dans la cité. Je fais au revoir de la main à mon ami puis me tourne vers Due.

-Alors, Victor ne s’est toujours pas décidé à faire le premier pas ?, demande-t-il de but en blanc.

Je bougonne une réponse, renfrognée, les bras croisés. Due éclate de rire puis m’entraine vers le bout de l’avenue. Nous arrivons à une grande place au centre de laquelle se dresse une fontaine. Autour des jets d’eau s’étend un petit lac aux reflets irisés, comme éclairé de l’intérieur. Le spectacle est époustouflant.

Tout autour s’ouvrent des terrasses de tavernes et de café qui sont pleines de monde. Un groupe de musiciens répand une musique douce et suave dans l’air, quelques notes se perdent dans les conversations animées.

-Nous sommes au cœur de la ville. Il y a souvent beaucoup de monde ici, donc nous n’y viendrons presque jamais, mais je voulais te le montrer. Allons dans un quartier plus tranquille.

Il me guide jusqu’au pied d’une des immenses tours de verre qui parsèment la ville, et nous l’escaladons. La fatigue commence à me tirailler à mi-hauteur. Pour une fois, Due n’a pas grimpé sans m’attendre et entreprends de se suspendre à des prises minuscules par une main, laissant tout son corps dépendre de la force de ses doigts. Tout à fait détendu, il jongle avec les prises, tournant sur lui-même, virevoltant, attendant que je m’élève. Il est impressionnant. J’espère qu’un jour je saurai grimper comme lui.

Pour l’instant, je me contente de progresser laborieusement, centimètres après centimètres, jusqu’à arriver à la corniche qui serpente au sommet de la tour. D’une dernière traction, je me hisse sur la corniche, et m’appuie à la flèche qui s’élève encore une dizaine de mètres au-dessus de moi.

Due me fait un clin d’œil et continue à monter, se plaçant sur un pied en haut de la flèche. Il esquisse quelques mouvements, danse un moment avec le vent, se fond dans son souffle, ne fait plus qu’un avec lui.Ensuite, quand il le sent, il rouvre les yeux et les plante dans les miens. Son regard est plus intense que jamais. Ses yeux verts fendent la nuit, l’illuminent d’une clarté surréelle.

Tout devient clair, comme s’il me transmettait son savoir grâce à ce simple contact. J’ai l’impression qu’il lit en moi comme dans un livre, qu’il sait tout, mon enfance, mes peurs, mes joies, mes émotions. Qu’il voit tout et qu’il me permet de faire le tri, qu’il allume les choses importantes, occulte les autres.

Sébastien est occulté, Salim aussi. Thibault disparait, suivi de Matthieu et Marina. Thimothée est grisé, Anaït noircie. Quattro, Una, Tre, tous les Invisibles disparaissent. J’oublie même Victor, Théodore, Py, Deimos, mes ennemis jurés.

Il ne reste que lui et moi.

Moi et lui.

Unis par ce lien invisible entre un maître et son élève. Le respect, la bienveillance, la considération, l’empathie.

Il ferme les yeux, la nuit redevient noire. Tout revient, petit à petit. J’assimile, je trie. Je relâche alors ma respiration, que je ne me souviens pas avoir bloquée. Je tourne la tête, il est de nouveau à mes côtés. Je n’ai pas besoin de lui dire la gratitude que j’éprouve pour lui à cet instant, mes yeux parlent pour moi. La gratitude de m’avoir aidée, de m’entrainer, de m’avoir remarquée, la gratitude pour vouloir faire de moi une meilleure personne. Mais aussi la reconnaissance de comprendre ce que je veux et de ne pas essayer de m’en dissuader. Mon objectif est de tuer Py de la façon la plus violente possible, je le ferai. Un jour je le remercierai de tout ce qu’il a fait pour moi. Quand je serai libre, je viendrai lui chuchoter tout ce que je pense.

-Tu devrais aller faire un tour là-haut, murmure-t-il.

-Debout en haut d’une flèche de dix mètre de haut secouée dans tous les sens par le vent ? Non merci !, répliqué-je en me levant.

Il me regarde quelques instants, un sourire flottant sur ses lèvres.

-Ce n’étais pas une suggestion, ajoute-t-il. Ne t’en fais pas, si tu tombes, je te rattrape.

-Je ne tomberai pas.

Je me rengorge et commence à monter. Les premiers mètres sont comme une ballade de santé, puis la flèche devient plus étroite, plus élancée. J’arrive en haut par miracle. Je suis en équilibre sur un pied, ramassée sur moi-même. Le haut de la flèche est constituée d’une petite plateforme au milieu de laquelle seul un pied rentre.

-Allez, debout !, crie Due depuis la corniche. Ecarte les bras, dompte le vent ! Joue avec lui, offre ton corps à ses caresses ! Lève la tête, regarde autour de toi !

J’obéis, tremblante. Je me redresse, gardant mon équilibre. Quand je suis enfin droite, je relève les yeux. La ville s’étend à mes pieds, la plaine derrière les murailles. C’est comme si je pouvais toucher le ciel et que je dépassais le monde entier, comme si je pouvais tout voir. Je laisse un cri s’échapper de mes lèvres et écarte les bras.

Un sourire se peint sur mon visage quand le vent vient s’enrouler autour de moi. Il murmure à mon oreille, rit avec moi.

Après de longues minutes d’euphorie, je regarde Due. De la fierté emplit son regard, ainsi qu’une immense gratitude. Je lui souris avant de me placer en position de désescalade et de redescendre à son niveau.

-Merci, soufflé-je en le prenant dans mes bras.

Il n’y a pas besoin de plus de mots. Dire quelque chose de plus serait gâcher la beauté de l’instant.

Nous redescendons et rentrons à l’appartement. Quattro et Victor sont arrivés avant nous.

-Victor dort déjà, ne faites pas de bruit, nous informe Quattro.

Les deux magisters échangent un regard, comme pour se transmettre leur programme de la soirée, puis Due me dit d’aller me coucher, que la journée de demain sera intense.

Je me laisse tomber sur mon lit, me glisse sous les draps et m’endors en quelques secondes, bercée par le doux bruit de la sérénité.

 ***

Les journées s’écoulent sereinement, ponctuées par l’enseignement que me dispense Due. J’apprends énormément de choses, et je progresse tant physiquement que mentalement. Il ne m’entraine pas uniquement à me battre, il me montre une façon de vivre. Etre en harmonie avec soi, avec la nature, avec les autres. Etre à l’écoute, attentif à tout. Il m’enseigne comment être aveugle et tout voir à la fois, comment être sourd et tout écouter. Il m’append à devenir une ombre, à me fondre dans la foule, indécelable. Il me guide vers l’invisibilité à pas de géant.

Victor est lui aussi subjugué par les conseils et entrainements que lui dispense Quattro. La jeune femme est époustouflante. Elle est extrêmement fine et adroite, et d’une souplesse incomparable. Plus d’une fois elle s’est glissée dans mon dos sans que je la remarque, m’a chuchoté son avis et a disparu avant que j’aie le temps de me retourner.

Victor est resté distant avec moi ces derniers jours, comme si je l’effrayais. Je n’ai pas reparlé de lui avec Due. Peut-être mon magister attend-il que je trouve moi-même les réponses aux questions que je me pose sur notre relation.

Je connais maintenant Chamsu presqu’aussi bien que ma poche. Chaque fissure des vertigineuses tours de verre, chaque passage caché entre les passerelles de cristal, chaque ruelle perdue au bas des gratte-ciel. Je passe beaucoup de temps seule, sautant entre les flèches, me balançant, suspendue par un doigt à une balustrade.

J’ai troqué mes treillis et débardeurs contre un pantalon en toile et un t-shirt en coton caché sous un corset de cuir souple. Deux poignards sont suspendus à ma ceinture, un couteau contre ma cuisse. Les katanas, trop lourds et encombrants, ne font plus partie de mes armes quotidiennes, néanmoins Due tient à ce que je garde une certaine dextérité au sabre et à l’épée pour affronter la garde d’Or à armes égales.

Je suis comme à mon habitude au sommet d’une tour, prête à monter sur la flèche pour aller braver le vent et observer la ville, voir si je n’aperçois pas Victor dans les environs.

-Charlie !

Quand on parle du loup. Sa tête vient d’apparaître au bord de la corniche qui ceint le haut de la tour. Victor finit de grimper et vient s’asseoir près de moi. Il est lui aussi vêtu de cuir, plus souple et silencieux que les tuniques amples auxquelles il était habitué.

Nos yeux se perdent dans l’immensité que nous offre la plaine autour de la cité pendant quelques instants.

-Victor, est-ce que tu serais prêt à me suivre jusqu’à Asogno ?, demandé-je soudainement.

-Pour sauver ton frère ?

Je ne réponds pas tout de suite. Nos magisters nous ont habitué à laisser de nombreuses questions en suspens, et nous avons fini tous les deux par adopter ce tic de langage.

-Oui. Est-ce que tu serais prêt à m’aider ? Nous allons nous battre, tuer des gens, et certains de nos alliés vont sûrement mourir sous nos yeux.

Il tourne la tête et plante ses yeux gris dans les miens. Le même regard que Thibault, le premier ami qui est tombé pour moi. La même détermination qu’il affichait quand nous avons quitté la tour pour aller sortir Salim de prison. Le même pincement de lèvres avant de répondre.

-Charlie, j’irai au bout du monde pour toi. Tu es devenu le centre de mon monde depuis que nous avons quitté Raellius. Si je ne te suis pas, je n’ai nulle part où aller.

-Ce n’est pas vrai, tu pourrais rester avec Quattro, tu pourrais devenir un Invisible, tu pourrais vivre libre.

Ne t’enchaine pas à moi. Ne deviens pas dépendant de moi.

-Victor, reprends-je, tu dois trouver un but à ta vie, tu ne peux pas uniquement vouloir me suivre. Ça n’a pas de sens.

L’incompréhension se peint sur ses traits. Une larme pointe dans ses yeux, il se lève et désescalade la tour en un instant.

-Tu ne devrais pas être si dure avec lui, murmure alors Quattro derrière moi.

Je ne suis même plus surprise par ses apparitions. Je hausse les épaules.

-Je ne voulais pas le blesser, seulement lui faire prendre conscience que je ne peux pas être le centre de son monde.

Comme à l’accoutumée, elle laisse planer un silence, tout en s’installant près de moi. Elle me tend une petite brioche toute chaude. Je croque dedans en désespoir de cause.

-Tu ne te rends pas encore compte de ce que tu lui as dit. Tu peux être le centre de son monde. Tu l’es déjà. Observe ses gestes, écoute ses paroles. Ouvre-toi à lui, Charlie, tu y verras plus clair.

Elle disparait avant que j’aie pu ouvrir la bouche. Je parle quand même, pour le cas où elle serait toujours dans les parages.

-Si je suis le centre de son monde, ça veut dire qu’il faut qu’il soit au centre du mien. Et ce n’est pas le cas, murmuré-je.

-Ce n’est pas une obligation, me répond un souffle d’air.

Je finis de manger la brioche que Quattro m’a offerte tout en réfléchissant. Encore une fois, mes sentiments ne sont qu’un sac de nœuds inextricable. Je soupire et me lève, époussetant mes vêtements.

Je saute dans le vide, me raccroche à une rambarde de cristal, me hisse sur une passerelle. Je la suis jusqu’à entrer dans un passage aménagé au milieu d’une tour, puis saute de nouveau. Je ne touche pas le sol et rentre dans l’appartement que nous habitons en passant par la terrasse.

-Je suis rentrée, annoncé-je, ne sachant pas s’il y a quelqu’un.

Aucune réponse. L’appartement est donc vide. Je traverse la salle à manger et m’arrête devant la porte de la chambre de Victor.

L’appartement est vide.

Deux respirations dans la chambre de Victor. Deux autres dans le salon. Trois dans ma chambre. Des auras menaçantes. 

Fuir ?

Combattre ?

On m’a appris à ne jamais être faible. Je choisis donc la deuxième option qui s’offre à moi. Me battre, comme je l’ai toujours fait. Je rentre dans ma chambre comme si de rien n’était. Je fais le tour de la pièce en un coup d’œil. Sous le lit, dans un coin du plafond, entre l’armoire et le mur. Aussi simple que de jouer à cache-cache avec des enfants.

Je n’attends pas qu’ils sortent de leurs trous. Je glisse une main sous le lit et saisis le col du soldat qui y est couché. Je le tire hors de sa planque, lui fais craquer la nuque d’une torsion des poignets. Il s’effondre. Je me tourne vers les deux autres, qui ont compris qu’il ne servait à rien de rester terrés.

Ils brandissent des épées courbe, et sont en position d’attaque. Celui de droit tente de frapper le premier. J’esquive sa lame d’un pas sur le côté, lui attrape le poignet et abat mon coude sur le sien, qui se brise dans un craquement sinistre. Je retourne sa lame contre lui, lui ouvre le ventre.

Ceux qui étaient dans les autres pièces, alertés par le bruit, nous ont rejoints et se sont placés en arc de cercle entre la porte et moi. Ils pensent vraiment que je vais fuir devant cinq soldats ?

Je me replace et attaque. Je tire un poignard, sectionne le tendon de la cheville de l’un, perfore l’artère fémorale d’un autre. Plus que trois. Le tranchant d’une épée me frôle le flanc, ouvrant une déchirure dans le cuir. Je peste, et lui arrache sa lame rageusement avant de la lui planter dans la gorge. Le sang bouillonne alors qu’il essaie de crier.

Il faut que j’en garde un en vie pour l’interroger. Les deux derniers sont en retrait. Je fonce dans le tas, me glissant contre le dos d’une épée, plantant un poignard entre les côtes du premier, passant derrière le second et lui assénant un coup du tranchant de la main sur la nuque. Touché dans un point névralgique, il s’effondre. Celui-là n’est pas mort.

Il y en a un deuxième toujours en vie, qui se tortille au sol en se tenant la cheville. Je dégaine le poignard qui est toujours à ma ceinture et le lance négligemment. Il se plante dans la gorge du soldat, qui meurt dans un râle.

Je récupère mes armes, les essuie sur une tunique, les rengaine. Je traine ensuite mon prisonnier jusqu’à la cuisine, le désarme, le déshabille et le ligote à une chaise. Je vais ensuite m’asseoir au salon, dans un fauteuil confortable.

J’ai des vertiges. Le sang me monte à la tête, je sens Eilrahc s’éveiller. Je respire profondément, me vide l’esprit. Je me relaxe, la soif reflue peu à peu. Je me détends. Eilrahc n’est pas revenue.

Après des mois de relaxations, exercices de respirations et autre cours de yoga en compagnie de Due, la deuxième a presque disparu. Elle est cachée très profond en moi, sous le voile, invisible. Elle a bien failli réapparaitre après ce combat.

La porte d’entrée s’ouvre. Victor m’appelle, hésitant, quand il voit mon prisonnier dans la cuisine.

-Charlie ? Tu as invité des amis ?

Je me lève et le rejoint.

-Lui et ses petits copains ont essayé de me tuer. C’est le survivant, ses amis sont dans ma chambre. Si tu as le cœur bien accroché tu peux aller voir, mais c’est pas joli-joli.

Il blêmit.

-Ils étaient combien ?

-Sept. Six morts, un prisonnier. C’était eux ou moi, j’ai choisi assez rapidement. Quattro et Due ne sont pas avec toi ?

-Ils arrivent, murmure-t-il.

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