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Encre Nocturne   

Assassin [-13] [Chapitre 23]

Pako | Publié le sam 2 Juin 2018 - 22:17 | 478 Vues

Chapitre 23 : Anaït Salian

 

-Qui vous a envoyés ?, demande Due pour la troisième fois.

-Je ne parlerai pas, répond le soldat, très calme.

Je soupire. Bientôt une heure que nous essayons de lui tirer des informations. Il reste aussi muet qu’une tombe.

-Partez, laissez-moi seule avec lui, ordonné-je alors.

Interloqués, mes amis quittent la cuisine. Je sors mon poignard et joue avec quelques secondes.

-Tu sais que cette lame peut te tuer, tu en as vu l’exemple sur tes camarades.

Il hausse un sourcil, m’exaspérant au plus haut point. Il ne me prend pas au sérieux.

-Joue pas avec ça, tu vas te faire mal, p’tite fille.

Je lui passe doucement la lame sur le bras, ouvrant une estafilade. Rien de grave, mais de quoi lui montrer que mon poignard est aussi aiguisé qu’un rasoir.

-Tu as besoin que je te montre chaque point névralgique que contient ton corps ou tu comptes parler bien gentiment ?, demandé-je innocemment.

Il ne répond pas, un sourire narquois affiché sur ses lèvres. J’enfonce mon pouce à la base de son cou. Il retient un cri, la respiration coupée. Il tousse ensuite pendant quelques minutes.

-Tu en veux encore ?

-Tu ne me tueras pas.

-J’ai hésité à tuer tes copains ?, répliqué-je en répétant l’opération, entre les côtes cette fois.

Aucune réponse, un léger cri. Je plante alors un index de chaque côté de sa cage thoracique, et enfonce mes doigts sous sa peau.

Là il crie pour de vrai. Due entrouvre la porte de la cuisine, inquiet.

-Parle.

-J’ai été envoyé par Anaït Salian. Mon équipe était chargée de vous retrouver et de vous ramener à Raellius, de vous tuer si vous résistiez.

-Ecoute, tu vas retourner à Raellius et dire à Anaït qu’elle nous foute la paix une bonne fois pour toutes ou je viendrai la tuer de mes propres mains, répond Victor à ma place. Rhabille-toi et dégage d’ici maintenant, ajoute-t-il en lui lançant ses vêtements pendant que Quattro le détache.

Il ne demande pas son reste et file, la queue entre les jambes.

Je me laisse tomber sur une chaise, soudain épuisée. Je jette un coup d’œil à Victor, qui évite mon regard. Il a les yeux rouges et gonflés, les traits tirés.

-Que fait-on ?, demandé-je en me tournant vers Due.

-S’ils vous ont retrouvés, il faut qu’on parte. Allons à Sabaar, j’avais prévu de partir dans quelques jours de toute façon. Préparez vos affaires, nous partons dans une heure.

J’acquiesce et quitte la cuisine. Ma chambre est encombrée par les cadavres et le sol est taché de sang. Je récupère mes maigres effets dans l’armoire, les enfourne dans un sac et quitte les lieux.

-Je vais chercher mon cheval, on se retrouve devant la passerelle de cristal, lancé-je avant de quitte l’appartement par là où je suis arrivée, c’est-à-dire la terrasse.

Je me jette dans le vide, arrive au sol après avoir ralenti ma chute en m’accrochant à une gouttière qui serpente le long de la tour. Je ne suis qu’à deux pas de l’écurie. Mon cheval m’attend sagement, bichonné par les écuyers et palefreniers. Je le selle, sangle mon sac et le guide par la bride jusqu’à la grande porte. Le soleil est en train de se coucher, illuminant le verre, se répercutant sur les tours, traversant les passerelles de cristal qui agissent comme des prismes, créant des arcs-en-ciel qui serpentent dans toute la ville. J’observe le spectacle grandiose une dernière fois et franchis le pont.

Je me hisse sur mon cheval et fais quelques mètres au pas. Le sang que j’ai versé me fait toujours tourner la tête, et Eilrahc est en train de s’éveiller une fois de plus. Quand je tue, elle devient plus forte. Je n’ai pas eu le choix, j’ai été obligée de supprimer les soldats d’Anaït sinon ils m’auraient tuée.

J’aurai pu fuir, mais ça n’a jamais été ancré dans mes réflexes primaires.

J’entends un bruit de galop derrière moi et la monture de Victor vient frôler la mienne. Je sens du sang venir goutter sur ma joue. Il a une profonde blessure ouverte au côté. Je me retourne. Une vingtaine d’hommes sont en train de nous prendre en chasse, lancés au galop. Ils arrivent droit sur moi. Je talonne ma monture, fuis.

Due et Quattro ne sont nulle part en vue. Que s’est-il passé ? D’où sont-ils arrivés ?

Je lance un nouveau coup d’œil derrière moi. En tête des cavaliers, l’homme auquel j’ai laissé la vie sauve à peine une heure plus tôt. Je serre les dents et arrête mon cheval, tire un poignard, me retourne. La haine me submerge.

Ils arrivent. J’entends à peine Victor qui m’appelle qui me supplie de le rejoindre, de fuir. Je ne fuirai pas. Je suis forte, je peux les vaincre, même s’ils sont vingt contre moi.

Une joie malsaine se répand en moi quand mon poignard taillade un premier homme. Il tombe de cheval, l’artère fémorale transpercée. Un second s’effondre, puis un troisième. J’esquive un coup d’épée qui aurait pu être mortel, lance mon arme, dégaine l’autre. Je repère un soldat avec un katana au côté, tire les rênes pour m’approcher de lui. Je l’égorge proprement et lui prend son arme, m’offrant une allonge supplémentaire.

Je commence à sentir la difficulté après avoir éliminé huit soldats. Une lame m’atteint à l’épaule, ouvrant une profonde plaie. Je grimace et tue celui qui m’a blessée. On me tire en arrière, et je suis désarçonnée.

Je tombe lourdement sur le dos et me relève en un éclair. Si je reste au sol, je suis morte. Je suis maintenant clairement désavantagée par rapport à mes ennemis qui sont à cheval, donc au-dessus de moi. Ma seule échappatoire serait que Victor se décide enfin à arrêter de faire le lâche et vienne m’aider. Ou qu’Eilrahc se réveille et fasse le ménage pour moi.

Tu m’as appelée ? Je suis forte, Sonne sa voix sous mon crâne.

Je grimace et porte la main à ma tempe. Déconcentrée, je ne réagis pas assez vite et une estafilade s’ouvre sur mon bras.

Tu vas nous faire tuer, laisse-moi la place, grogne-t-elle.

J’obtempère et m’efface, mais ne la laisse pas m’enfermer derrière le voile. Je garde une part de contrôle sur ce qu’elle fait.

Enfin libre !  Même si elle rode à la périphérie de notre conscience. Je suis forte.

Je lève la tête vers le ciel et éclate de rire. J’abats ma lame, brise une rotule de cheval. Fais tomber un soldat, l’égorge proprement. Je suis forte. Mon sabre tue à chaque mouvement. Une monture, un cavalier, tout ce qui passe à ma portée trépasse. Je suis forte.

Mon épaule blessée me lance, ralentis mes mouvements. Une nouvelle plaie s’ouvre dans mon flanc, je l’ignore superbement. J’assassine. Le sang coule à flots. Je me délecte de chaque goutte qui s’écrase au sol, de chaque fois que je sens la peau s’ouvrir sous ma lame.

Je suis forte.

Tiens, celui qui nous a trahie. Je le garde pour la fin. Il n’en reste plus que six. Je suis forte. Je tournoie sur moi-même, comme si je dansais avec eux. Un tango mortel. Pour eux.

Je suis forte.

Plus que trois. Plus que Deux. Je suis forte. Victor est là, en dehors de la mêlée. Je lui fais un clin d’œil avant d’éventrer le soldat dans mon dos. Je suis forte. Il ne reste plus que le traitre. Le survivant.

Je m’approche de lui, un sourire carnassier déforme mes traits. Je suis forte. Je laisse tomber le katana, dégaine un poignard. Le pousse simplement, et lui enfonce deux épées ramassées sur des cadavres dans les mains. Il est cloué au sol.

Je suis forte.

Un cri tente de sortir de sa bouche. Je lui attrape la langue et la tranche sans ménagement.

Je suis forte.

Il émet un gargouillis immonde, j’éclate de rire. Je m’apprête à lui crever un œil quand quelqu’un bloque mon geste. Victor. Il cherche les ennuis.

Je suis forte.

Je m’occuperai du soldat après avoir tué Victor. Je me retourne violemment, enfonce une lame dans son bras, au niveau du coude. Tire sur le manche, lui ouvre la peau jusqu’au poignet. Il hurle, tombe à genoux.

Je suis forte.

Mes mouvements se saccadent. Charlie revient. Elle… Je…

Je suis forte…

La pression de son esprit contre le mien me broie. Je ne peux pas résister. Je…

A la niche, Eilrahc !

Je reviendrai. Je suis forte. Tu ne te débarrasseras pas de moi aussi facilement. Je suis forte.  

Je prends une grande bouffée d’air quand Eilrahc reflue. Je m’agenouille près du soldat. Dans l’état où il est, le laisser en vie serait plus cruel que de le tuer. Sans hésitation, je l’élimine. Au moins il ne souffre plus.

Je m’approche ensuite de Victor, couché en chien de fusil, baignant dans le sang qui s’échappe de son bras. Il a un mouvement de recul, un éclair de terreur pure.

-C’est moi, pas Eilrahc. Je vais te soigner, mais redresse-toi.

Je l’aide à s’asseoir en tailleur, et prends mon sac sur la selle de mon cheval, resté à l’écart du combat. J’en sors un nécessaire à couture, un morceau de cuir et des allumettes. Je stérilise une aiguille et donne le cuir à Victor, qui le place entre ses dents. Je commence ensuite à recoudre la plaie.

Eilrahc m’a sauvé la mise, mais a blessé mon ami. Est-ce que je peux continuer à compter sur elle pour ne pas perdre la vie ? Je pensais être devenue assez forte, mais ce n’est pas le cas. Si je ne suis pas capable de mettre hors course une vingtaine de soldats ordinaires, comment puis-je espérer éliminer la garde d’Or, des hommes surentraînés ?

Je ne serai pas seule. Sébastien sera avec moi. A nous deux, nous serons forts. Je ne suis pas obligée de tout endurer seule, je peux partager mon fardeau.

-Où sont Due et Quattro ?, demandé-je en posant le dernier point.

-Toujours dans la ville. Ils m’ont dit de te rejoindre, mais je ne pense pas qu’ils avaient prévu la horde de soldats qui nous attendaient.

-Je suis désolée de n’avoir pas repris le contrôle sur Eilrahc plus tôt. J’aurai pu t’empêcher d’être blessé.

Il laisse passer un silence, les yeux sur son bras, une grimace de douleur courant sur ses traits.

-Tu es blessée aussi. Si j’étais intervenu, tu n’aurais pas eu besoin d’elle. J’ai été lâche, je suis désolé.

-Ce ne sont que des égratignures. Et arrêtons de vouloir refaire ce combat. C’est terminé, c’est terminé. On ne revient jamais en arrière.

Je me relève et époussette mon pantalon, avant de tendre la main à mon ami. Due et Quattro passent alors les portes de la ville, au galop dans notre direction.

-Que s’est-il passé ? demande Quattro, essoufflée.

-Des soldats nous ont attaqués. Je les ai tués, réponds-je concise.

Due me lance un regard froid mais ne dit rien. On dirait qu’il désapprouve le fait que j’aie défendu ma vie.

-Ne trainons pas ici. Si Anaït nous a retrouvés, elle peut le refaire. Nous devrions rentrer à Mohtsoul, nous aurons la protection des Invisibles, ordonne Quattro.

J’aide Victor à remonter en selle et me juche sur ma propre monture. Nous lançons nos chevaux au galop. Je rabats la capuche de ma cape sur mon visage et prends la tête de l’expédition.

Un ami blessé par ma faute, une fois de plus. Je ne veux plus m’attacher, je ne veux plus avoir de proches, de personnes que je puisse heurter ou tuer. Je ne veux plus personne de ne pas assez fort pour me survivre, de trop faible pour pouvoir se défendre face à Eilrahc. Quelqu’un comme Sébastien ou Barnabé, capable de me faire face.

Le cheval de Due se rapproche du mien. Nous ralentissons l’allure d’un accord tacite, passant derrière les montures de Quattro et Victor. Je baisse la tête, évitant de croiser son regard.

-Etais-tu obligée de les tuer ?, demande le magister d’une voix posée.

-Je ne sais pas. J’ai agi seulement en début de combat, c’est ensuite Eilrahc qui nous a débarrassé des soldats.

A ton service, chérie, siffle-t-elle sous mon crâne.

Je plisse les yeux, tiquant à son intrusion. Elle est de nouveau puissante, elle s’est nourrie de tout le sang que nous avons versé ces dernières minutes.

-Même quand ce n’était pas Eilrahc qui se battait, tu as frappé pour tuer. Tu as visé les points vitaux, encore et encore.

-J’ai laissé parler mes réflexes. On m’a appris à tuer depuis toujours. Quand je me bats, je me bats pour tuer, sauf contrordre, asséné-je, froide.

-Te faut-il vraiment des ordres pour vivre ? Tu passes ton temps à nous rabâcher que tu veux être libre, alors émancipe-toi, nom de Dieu, s’énerve soudain Due.

J’ai un goût amer dans la gorge. Ses paroles, pourtant anodines, me touchent en plein cœur. Il a raison sur toute la ligne, une fois de plus. Si je n’avais pas tué, Eilrahc serait-elle restée endormie ?

Due me laisse un silence, sentant que je réfléchis. Il reprend ensuite la parole, plus calme.

-Si tu veux un ordre, en voilà un, qui sera toujours valable, quoi qu’il se passe. Même dans les situations les plus épineuses, même si ta vie est en danger, je t’interdis de tuer un être humain, quel qu’il soit.

Je reste bouche bée quelques secondes. Je lui lance un regard furibond et talonne ma monture.

Même si ma vie est en danger, je n’ai pas le droit de tuer ? Il préfère ma mort plutôt que celle de mes ennemis ?

Et ma vengeance ? Il m’a promis de ne pas interférer dans mon objectif d’éliminer Py. Pourquoi m’interdit-il de le tuer ? Pourquoi me fait-il ça, alors qu’il sait que je ne contrôle pas Eilrahc et que je ne peux pas l’empêcher d’exercer sa violence ?

Que fera-t-il si je ne lui obéît pas ? Pourquoi l’idée de ne pas pouvoir assassiner des humains me rebute à ce point ?

Les questions se bousculent, me donnant la migraine. Au fond de moi, ma conscience me crie que Due a raison, que je n’ai aucune raison d’être énervée ou choquée par son ordre. Je lui ai offert six mois pour qu’il fasse de moi une Invisible, et si ne pas tuer fait partie de son enseignement, j’appliquerai.

Au-dessus de tout ça, Eilrahc hurle pour attirer mon attention. Elle fait l’avocat du diable, arguant qu’on a toujours tué ce qui était en travers de notre route, et que ce n’est pas un vieux croulant décrépi qui va changer notre façon de vivre. Je souris à cette description de Due, l’homme le plus agile et le plus souple que je n’aie jamais rencontré. Je le repousse fermement, l’enfermant derrière le voile.

A la niche, Eilrahc.

Elle gronde encore quelques secondes avant de se terrer dans un recoin de mon esprit.

Je parlerai à Due quand nous ferons une halte, j’ai encore besoin de réfléchir à ce qu’implique sa directive.

 

***

-J’accepte, dis-je de but en blanc, campée devant mon magister, les bras croisés.

Victor, Due et Quattro se sont assis autour du feu. J’ai dessellé mon cheval et je les ai rejoints, annonçant ma décision à Due. Si Victor et Quattro ne comprennent pas de quoi je parle, une lueur d’intérêt s’allume dans les yeux de mon magister, ainsi qu’une étincelle de sagesse. Comme s’il savait ce que j’allais lui répondre.

-Merci, souffle-t-il avant de laisser son regard se perdre dans les flammes naissantes.

Je soupire de soulagement et m’assois en face de lui, à côté de Victor. Quattro a désinfecté sa plaie à l’alcool, et fait un rapide bandage. Il a la peau pâle. Je touche sa joue, brûlante. Il faut que nous nous dépêchions d’arriver à Mohtsoul, pour le confier aux bons soins de Una.

Nous mangeons vite, essayant de gagner un maximum de temps de sommeil.

-Le soleil se lève dans cinq heures, nous repartirons avec lui, annonce Quattro. Tâchez de dormir.

Je me love dans mon sac de couchage, obtempérant. Je suis épuisée. J’aimerai discuter avec Victor, mais mon ami s’est déjà assoupi, haletant, brillant de sueur, suintant la fatigue. Je me tourne, dos à lui, et ferme les yeux. J’ai l’impression de m’être à peine endormie que déjà on me secoue par l’épaule, m’intimant de me lever. Je me remets en selle comme une automate, talonne mon cheval, repars vers Mohtsoul.

Les deux jours suivants se passent de la même manière. Nous dormons et mangeons peu, Victor est de plus en plus mal en point. Enfin nous arrivons en vue des murailles. Mon ami dodeline de la tête, les yeux fuyants. Je colle ma monture à la sienne pour l’épauler, pour éviter qu’il ne tombe, pour le tenir éveillé.

-Nous sommes bientôt arrivés, murmuré-je.

Il ne répond pas. Le regard dans le vague, il fixe les remparts avec une faible lueur d’espoir dans les yeux.

Nous passons la porte, confions nos chevaux à l’écurie. Je soutiens Victor d’un côté, Due de l’autre. Nous nous enfonçons dans les petites rues du centre-ville, puis pénétrons dans le domaine des Invisibles, les souterrains. L’escalier menant vers la salle commune me parait interminable.

Enfin, la lumière tamisée, la grande table, les conversations joyeuses, quelques éclats de rire. Tout se tait quand nous entrons, portant Victor presque plus que ses propres jambes. Nous le laissons tomber doucement dans un fauteuil. Il a les yeux clos, la respiration sifflante. Due s’éclipse pour aller chercher Una, j’entreprends de dénuder son bras blessé. Les points que j’ai réalisés ont presque tous sauté, le sang coagulé est sali par des fibres de tissu coincées dans la plaie. Sa blessure n’est pas belle à voir.

Una arrive enfin, disperse la foule. Elle fait un rapide diagnostic, donne quelques ordres. Victor est porté hors de la grande salle, vers des lieux que Una Invisi doit être la seule à connaitre. Devant mon air effaré, elle prend quelques secondes pour moi.

-Charlie, tu as confiance en moi n’est-ce pas ?

J’acquiesce. Si elle a pu faire quelque chose pour aider Sébastien et Salim, elle pourra sans nul doute sauver Victor.

-J’emmène ton ami dans mon laboratoire. Je vais le soigner, tu pourras le revoir d’ici trois ou quatre jours. Ne t’inquiète pas.

Una quitte la salle commune, me lançant un dernier regard empli de chaleur.

J’apprécie cette femme, énormément, réalisé-je soudain. Elle a toujours été tendre et gentille avec moi, n’a jamais eu aucun geste ni aucune parole violente. Elle est comme un baume qui viendrait soigner mon âme dès qu’elle m’adresse la parole.

Des bras se referment sur mes épaules, me faisant sursauter. Je me dégage et me retourne. Sébastien, et quelques pas derrière lui, Salim. Ils ont l’air tous les deux en pleine forme, et affichent de grands sourires. Salim cache quelque chose derrière son dos.

-Tu aurais pu nous prévenir de ton retour, on t’aurait préparé quelque chose, bougonne Sébastien.

-On a été obligés de tout faire dans la précipitation quand les vigies ont annoncé des cavalier, complète Salim en me faisant asseoir à la grande table.

Le métis a l’air de ne plus avoir aucune séquelle de son traumatisme. Pourtant, quand je remarque l’attention particulière que montre Sébastien à chaque geste de Salim, je sens qu’il n’est pas totalement guéri. Je commence alors à capter l’infime tremblement de ses mains ravagées de cicatrices, la lueur de panique qui subsiste dans ses yeux quand je suis à la périphérie de son champ de vision. Je ressemble trop à mon frère.

Soudain, un chant s’élève depuis le couloir qui amène à la cuisine. Des dizaines de gens viennent se rassembler autour de la table, et on pose un gâteau encore fumant devant moi. Le glaçage est en train de fondre, mais on peut lire mon prénom en lettres de chocolat coulantes.

Sébastien s’assoit près de moi en travers du banc et pose son bras sur mes épaules.

-Joyeux dix-huitième anniversaire, Charlie, souffle-t-il.

Salim sort un petit paquet de derrière son dos et le pose devant moi. Les autres invisibles présents ont déjà commencé à s’installer tout autour de la table, à distribuer des assiettes et des verres et à servir gâteau et champagne.

-C’est mon anniversaire ?, demandé-je, surprise.

Je ne sais même pas quel jour c’est, et je n’avais aucune idée que j’allais avoir dix-huit ans aujourd’hui. Dommage que Victor ne soit pas là pour le fêter avec nous.

-Ouvre ton cadeau, dit Salim en s’asseyant comme Sébastien, mais à ma droite.

Je défais rapidement l’emballage, réalisé maladroitement, par Sébastien je pense. C’est un collier de cuir, avec un pendentif en argent, représentant un sinogramme chinois que je déchiffre sans difficulté. La loyauté. C’est magnifique.

Je reste silencieuse quelques minutes, perdue dans la contemplation du premier cadeau qu’on ne m’ait jamais fait.

-Alors, ça te plait ?, demande Sébastien, fébrile.

Je les serre tous les deux contre moi, sentant les larmes me monter.

-C’est merveilleux. Merci, soufflé-je, essayant d’étouffer mes sanglots.

Salim et Sébastien me rendent mon étreinte et nous restons quelques minutes comme ça, savourant ce rare moment d’affection et de complicité.

Nous mangeons ensuite une part de gâteau pendant que je raconte mes aventures de ces dernières semaines. Sébastien insiste pour m’emmener dans la ville pour que je lui montre comment j’ai progressé, et je lui promets que nous irons ensemble escalader toutes les tours qu’il veut dès que j’aurai passé une nuit de sommeil complète. Salim reste plus discret, glissant quelques rares commentaire et sourires tristes.

L’ambiance se calme peu à peu, les invisibles partent se coucher les uns après les autres. Salim finit par nous laisser à son tour. Il me fait la bise puis embrasse rapidement Sébastien avant de s’éclipser. D’un commun accord, nous déménageons pour les fauteuils confortables de la bibliothèque, une tasse de thé à la main.

-Il va mieux, constaté-je.

-Il se remet, lentement. Les premiers temps, ça a été difficile. J’ai passé quelques rares nuits avec lui, il se réveillait en hurlant à des heures impossibles, enchainait les cauchemars. Et encore, Una m’a dit que ce n’était rien par rapport à ce à quoi elle avait dû faire face quand nous sommes arrivés.

-Je suis contente de voir que son état s’améliore. J’avais peur que Théodore ne l’ait brisé à jamais. Je ne sais pas ce qu’il lui a fait, mais que ça a dû être terrible pour lui.

-Son état s’améliore, mais c’est une fêlure qui restera toujours au fond de son cœur. Je ne sais pas non plus ce qu’il s’est passé, et Una l’ignore aussi. Salim ne veut pas en parler, et je pense qu’il ne le fera jamais.

Je peine à retenir un bâillement, qui n’échappe pas à Sébastien. Il ne fait pourtant aucune remarque et me laisse me plonger quelques minutes dans la contemplation des rayonnages ordonnés de la bibliothèque.

-Sébastien, je peux te poser une question qui va sûrement te sembler étrange ?, demandé-je soudain.

Il hoche la tête, son regard se faisant plus intense. Je reprends contenance en buvant quelques gorgées de thé. Je me sens rougir dès que j’ouvre la bouche.

-Comment sait-on que… Enfin, je veux dire, avec Salim, comment tu as su que tu l’aimais ? Comment avez-vous pu être en couple ?

Un demi-sourire se peint sur ses traits.

-Des vues sur quelqu’un, Charlie ?, se moque-t-il gentiment.

Je me renfrogne, et il redevient sérieux devant mon air grave.

-La vraie question que tu poses, c’est comment on sait qu’on est amoureux, pas vrai ?, reprend-il doucement.

J’acquiesce, rougissant de plus belle.

-Je pense que c’est différent pour tout le monde. Quand je vois Salim, j’ai un flot d’émotions qui se déversent en moi. Je le trouve beau, séduisant, j’ai envie de le sentir contre moi… Je ne sais pas, c’est comme une évidence qu’il doit faire partie de ma vie. Et quand je croise son regard et que ses yeux se remplissent de tendresse, c’est comme un feu d’artifice. Les clichés des papillons dans le ventre et du cœur qui bat à cent à l’heure, ils sont vrais. Je pense que tu ne devrais pas te prendre la tête avec des sentiments aussi complexes. Si tu aimes quelqu’un tu le sais, c’est tout. C’est une sensation que tu ne peux pas ignorer ni réfuter. Au fond de toi, tu sauras que c’est la bonne personne.

Je prends le temps d’intégrer et de comprendre ce qu’il vient de me révéler, puis de chercher dans mes souvenirs si j’ai déjà ressenti ce qu’il me décrit. Je ne trouve rien d’aussi fort que ce dont il parle. Avec Victor, j’ai éprouvé un trouble, mais pas de boule au ventre ou de papillons.

-L’amour ne naît pas en un jour, ajoute-t-il en remarquant ma réflexion, sourcils froncés, yeux dans le vague. La première fois que j’ai rencontré Salim, je le détestais. C’était un gamin pleurnichard, toujours à la traine, mon exact opposé. Pourtant, au fil du temps, j’ai commencé à l’apprécier.

-Ca fait combien de temps que vous vous connaissez ?

-J’avais huit ans et lui sept quand je suis arrivé au Manoir. Mais on a vraiment commencé à sortir ensemble il y a cinq ans. Comme quoi, nous avons passé toute notre enfance et notre adolescence ensemble sans nous remarquer vraiment. Peut-être qu’il ressentait quelque chose pour moi avant et qu’il n’a pas osé me l’avouer. J’étais assez inaccessible à l’époque, et j’étais le pire dragueur que l’Organisation n’ait jamais connu, rit-il.

-Ils te laissaient draguer sans rien faire ? Tu n’as jamais eu de punitions ?

-Crois-moi que quand une bande d’adolescents en manque commence à avoir des pulsions sexuelles, tu les laisse les assouvir. Comme on vivait dans un milieu fermé où on se connaissait tous, tout le monde a dû coucher avec à peu près tout le monde, à part les couples stables qui se sont formés très vite. Avec quelques potes on faisait un concours pour savoir qui arriverait à conclure avec le plus de filles. Il me semble même que c’est Salim qui avait gagné à une conquête près.

Je laisse échapper quelques soupirs de dégout. Ils couchaient avec tout ce qui passait. Tous les deux.

-Tu veux que je continue ? Je peux t’en raconter un rayon là-dessus. Pendant une période, j’ai même réussi à serrer une gamine de la haute. Je lui faisais sa fête dès que j’étais de sortie.

-Non, merci, ça va aller !, m’écrié-je. Je crois que je vais me contenter de ces réponses pour ce soir, ajouté-je en baillant.

Je me lève de mon fauteuil, finis rapidement mon thé et souhaite bonne nuit à Sébastien. Je monte ensuite me coucher dans une des nombreuses chambres qui parsèment les souterrains des Invisibles.

Mon sommeil est ponctué de rêves étranges qui se muent en cauchemars. Je suis avec Victor, ses mains se posent sur moi, ses lèvres m’embrassent partout, ses doigts jouent avec mes cheveux… Il se penche vers moi, dépose un baiser dans mon cou, et quand il se redresse, ce n’est plus lui, c’est Py, un immonde sourire sur le visage. Il m’attache les poignets à la tête de lit, me ligote les chevilles et me torture encore et encore. Je m’éveille en sursaut plusieurs fois dans la nuit, craignant de me rendormir pour replonger dans les cauchemars.

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