Navigation


 Ecrits publiés


 Retour au forum

Encre Nocturne   

Assassin [-13] [Chapitre 24]

Pako | Publié le jeu 7 Juin 2018 - 19:10 | 481 Vues

Chapitre 24 : Théodore Steinway

 

Quelques jours plus tard, Una m’autorise enfin à rendre visite à Victor. Il est dans une chambre assez spacieuse au parquet clair et aux murs blancs. Il s’assoit sur le bord du lit quand je rentre dans la pièce.

-Bonjour Charlie, dit-il avec un grand sourire.

Je m’assois près de lui et le serre dans mes bras. Je regarde ensuite sa blessure. De la grande coupure qui allait de son coude à son poignet il ne reste qu’une fine cicatrice blanche.

Una m’explique qu’elle a refait ses points correctement puis lui a appliqué un baume spécial qu’elle confectionne elle-même. La vieille dame me fait parfois penser à une sorcière. Elle a soigné sa plaie en seulement quatre jours, et mon ami est en pleine forme.

Elle nous laisse ensuite seuls, après avoir recommandé à Victor de ne pas trop en faire et d’éviter d’utiliser son bras blessé.

-Que t’as-t-elle fait ? demandé-je, curieuse.

-Je ne me souviens pas de grand-chose, mais a priori rien de plus que ce qu’elle t’a raconté. Je vais bien maintenant, c’est l’essentiel.

-Tu n’as pas peur de moi ?, laché-je, soudain craintive, la voix tremblante.

-Non, répond-il, sûr de lui. Je vais progresser pour pouvoir me défendre face à Eilrahc, et je suis certain que pendant ce temps tu travailleras afin de la maîtriser, dit-il avec un grand sourire.

Je lui souris à mon tour et le serre une nouvelle fois contre moi.

-J’espère bien ! Et il faut que tu deviennes aussi fort que moi, si ce n’est plus !

Nous nous calmons et discutons encore de longues minutes. Je lui montre le collier que m’ont offert Sébastien et Salim.

-C’était ton anniversaire ?, s’étonne-t-il. Tu as eu quel âge ?

-Dix-huit ans !

-Il faudra qu’on aille fêter ça ! Laisse-moi quelques jours de liberté et je te donnerai un cadeau encore plus beau que celui-là !

Je lui souris. Il n’a pas besoin que son cadeau soit plus beau, je les apprécierai tous les deux à leur juste valeur. Le pendentif m’a touchée droit au cœur parce que c’est le premier cadeau que je recevais de ma vie, surtout venant de Sébastien. Et c’est aussi la première fois que je m’autorise à porter un quelconque bijou, si l’on exclut les colliers que j’avais durant mon séjour au palais.

Je me demande soudain comment vont les Loups d’Hiver. J’espère que Thimothée est bien rentré, et que Barnabé s’occupe toujours d’eux.

-Victor, est-ce que tu viendras avec moi quand je repartirai à Asogno ?, demandé-je, anxieuse.

L’incompréhension se peint dans ses yeux.

-Est-ce que tu doutes un instant de ma loyauté envers toi ?, souffle-t-il.

Je secoue la tête. Ma question était stupide.

-Et je te rappelle que j’ai aussi un compte à régler avec ce fameux Py. Il a enlevé mon frère, je vais lui faire payer.

Una rentre en trombe dans la chambre.

-Charlie, Due veut te voir, et Sébastien a des informations à te transmettre. Victor, il est l’heure de se reposer.

J’enlace une dernière fois mon ami et quitte la chambre, redescendant à la salle commune. Due est attablé, en compagnie de Sébastien et Salim. Ils sont en grande discussion. Je m’approche doucement et m’assois près d’eux.

-Charlie. Nous avons intercepté une information. Théodore serait en déplacement à Raellius, pour une visite diplomatique à Anaït. Nous étions en train de parler pour savoir si vous deviez y aller ou pas, m’explique brièvement Due.

-Oui, nous devons y aller ! Cette opportunité ne se représentera pas. Sa garde sera réduite, il sera plus simple de l’approcher !, s’écrie Sébastien.

-Et une fois que tu l’auras approché et que tu seras nez-à-nez avec L’Autre, que feras-tu ? Tu lui diras que ce n’est pas bien d’être méchant et il se laissera faire bien gentiment tu crois ?, crache Due, acide.

Le ton monte entre les deux hommes. Je me lève et m’interpose.

-Ca suffit ! Aucun de vous deux n’a de légitimité pour prendre cette décision. Est-ce qu’on sait combien de temps il va passer chez Anaït ?

-Une visite diplomatique dure en moyenne sept à quinze jours. Vu les relations qu’il entretient avec Raellius, je partirais plus sur deux semaines qu’une, répond le magister.

Théodore à seulement quelques jours de cheval d’ici, avec une garde d’Or réduite, et au contact d’Anaït. C’est une chance que nous ne devons pas laisser passer. Si mon frère passe quelques jours près de la reine de Raellius, l’Autre s’estompera, et il me sera plus facile de l’approcher. D’un autre côté, Anaït a envoyé des soldats pour me tuer. J’aimerai éviter toute confrontation directe avec eux.

-L’idéal serait de transmettre un message à Anaït Salian, dis-je. Pour avoir tous les détails et informations que nous cherchons, et pour en faire notre complice. Foncièrement, elle n’a rien à nous reprocher, c’est nous qui lui en voulons pour ce qu’elle a fait à Thibault.

-Très bien, je m’en occupe, lance Due en se levant. Charlie, on se retrouve dans la ville en fin d’après-midi pour un petit entrainement.

Je hoche la tête et reporte mon attention sur Salim et Sébastien. Le métis a l’air contrarié, et n’a rien dit pendant toute la durée de notre échange.

Sébastien passe une main en travers de ses épaules et lui caresse la joue du bout des doigts. Salim sursaute et s’écarte soudain, se lève brusquement et quitte la pièce. Sébastien me lance un regard empli d’inquiétude puis le suit en courant.

-Salim, reviens !

Je soupire. Que faire ? Si nous allons à Raellius pour voir Théodore, Salim ne peut pas venir avec nous. Ce serait compromettre l’équilibre précaire qu’a réussi à établir Una après de longs mois de traitements.

Et Théodore ? Acceptera-t-il de discuter pacifiquement ou essaiera-t-il de me tuer ?

Une nouvelle fois, des questions sans réponses s’enchainent dans ma tête. Et c’est Eilrahc qui vient y apporter un semblant de réponse.

S’il ne veut pas de toi, il voudra de moi. Je suis forte, clame-t-elle soudain.

C’est vrai. Si j’arrive à garder un minimum de contrôle sur la deuxième, je pourrai donner le change à Théodore ou à l’Autre. Grâce à Anaït, je serai capable de savoir lequel des deux domine. Si ses yeux sont bleus, c’est Théodore, s’ils tirent vers le blanc, c’est l’Autre.

 

***

Nous venons de recevoir la réponse d’Anaït au message que nous lui avons adressé. Nous avions été très clairs, demandant tous les renseignements possibles sur la venue de Théodore à Raellius, et lui quémandant son soutien pour réussir à nous rapprocher de mon frère.

Elle nous révèle qu’il arrivera dans quelques jours, trois tout au plus, et que sa suite est déjà sur place. Il ne sera a priori accompagné que de cinq gardes d’Or, le reste de sa protection rapprochée étant constituée de soldats d’Anaït. Et elle nous assure son aide pour tenter de faire redevenir Théodore dominant sur le deuxième. Py et Deimos ne seront pas du voyage, en revanche Valérie, sa secrétaire, sera là.

Ca nous fait du beau monde, mais rien d’insurmontable. En nous cachant et avec l’aide d’Anaït, nous devrions pouvoir l’atteindre sans trop de difficultés. Reste maintenant à savoir qui vient avec nous et qui ne vient pas. Una convoque une grande assemblée des magisters, à laquelle Sébastien, Salim, Victor et moi sommes conviés.

-Chers amis, nous nous sommes réunis en urgence pour discuter de l’avenir proche de cette chère Charlie. Si tu veux bien, expose-nous le problème qui t’occupe, jeune élève.

Je leur explique en quelques phrases la condition de Théodore, submergé par une entité aussi forte qu’un démon. Je leur expose ensuite l’objet de la réunion. Savoir qui viendrait avec nous affronter ou parlementer avec mon frère.

-Aucun Invisible ne s’est jamais impliqué dans des vengeances personnelles. C’est une hérésie que de vouloir nous envoyer là-bas, assène Tre Invisi. Je ne vous suivrai pas.

Cinque, Sette et Dieci se rangent de son côté. Quattro et Sei restent mitigés, ne savant pas vraiment de quel côté se positionner.

-Si on doit se battre contre des démons, je viens !, s’exclame Otto en éclatant de rire, suivi presque instantanément par Nove.

Les deux Invisibles ont l’air d’être copains comme cochon et inséparable. Il ne nous manque que les décisions de Due et Una, ainsi que celles de mes amis.

-Tu m’as offert six mois, jeune apprentie. Et tu commences déjà à voler de tes propres ailes au bout de quatre. Néanmoins, je pense que tu n’es pas encore prête pour aller affronter ton ennemi. Je ne cautionne pas cette entreprise, mais je ne t’interdirai pas d’y aller. En revanche, tu assumeras seule les conséquences de tes décisions, je ne viendrai pas avec vous, laisse tomber Due.

Je reste choquée quelques secondes. Je pensais son soutien assuré, je croyais qu’il ne me laisserait pas tomber.

-Je suis trop vieille pour ce genre d’entreprise, et les Invisibles ont besoin de moi ici. Je ne viendrai pas non plus, enchaîne Una.

Je me tourne vers Sébastien, le regard suppliant. Il attend que Salim ait parlé. Si le métis décide de rester ici, mon maître ne viendra pas, je le sens.

-Moi j’irai !, s’exclame Victor. Vous avez tous dit que vous nous protégeriez et vous occuperiez de nous pourtant vous restez là à vous tourner les pouces pendant qu’on va au casse-pipe !

Je le prends par le bras et le fait taire. Il faut qu’il respecte les décisions de chacun, on ne peut rien leur reprocher.

-Charlie, je suis sincèrement désolé, mais je ne peux pas. C’est au-dessus de mes forces, murmure Salim en se levant et quittant la pièce, évitant mon regard.

Sébastien est tiraillé entre nous deux. Je lui prends la main doucement.

-Reste avec lui, il a besoin de toi, soufflé-je.

Une étincelle de gratitude éclaire ses yeux et il pose un bisou sur mon front avant de suivre le métis en courant.

-Qu’il en soit ainsi. Nove, Otto, Sei, Quattro et Victor partiront pour Raellius, annonce Una. Souhaitons-leur bonne chance et prions pour que leur entreprise soit un succès et que leur quête touche à sa fin !

Les Invisibles quittent ensuite la pièce les uns après les autres. Nove et Otto viennent à ma rencontre.

-Alors, quand est-ce qu’on part ? Demande la jeune femme.

-Dès que possible. Demain matin je pense. Il serait appréciable que l’on puisse voir Anaït avant l’arrivée de Théodore, mais je ne sais pas si ça sera possible.

-Il arrive dans trois jours non ? Si on pousse assez les chevaux, on peut y être à Raellius en une journée, glisse Quattro en venant se placer près de Victor. Et on emportera de petits chevaux rapides, pas les énormes bêtes que vous trainez partout, ajoute-t-elle pour Otto et Nove.

Les deux Invisibles éclatent d’un rire gras et se tapent dans la main.

-Ne t’en fais pas, nous serons discrets. Aussi discrets que des Invisibles, lance Nove en s’éloignant.

Quattro lève les yeux au ciel avant de reprendre.

-Allez préparer vos affaires. Charlie, tu devras assumer la tête de l’expédition. C’est toi que nous allons suivre. Due t’attends dans la ville, au sommet d’une tour. Si j’étais toi, je le rejoindrai.

Je la remercie rapidement et sors des souterrains. Je monte vers les toits et repère facilement mon magister, perché non loin de là. Je me glisse jusqu’à lui assez vite et m’assois à ses côtés sur une corniche. 

-Considère ce voyage que tu t’apprêtes à faire comme ta première mission en solitaire. Apprends, observe, emmagasine des connaissances, encore et toujours.

-Pourquoi ne venez-vous pas avec nous ?

Il laisse passer un long silence. Cette fois, attendre sa réponse me met les nerfs en pelote.

-J’ai d’autres choses à régler de l’autre côté de ce pays. L’Empire d’Alaton’wa requiert mes services. Mais même si ça n’avait pas été le cas, je ne serai pas venu. Tu n’as pas besoin de mes enseignements pour te confronter à ton frère. Maintenant allons-y, tu as des choses à voir d’ici demain.

Il se jette du haut de la tour et s’accroche à quelques rares prises pour atteindre le sol sans encombre. Je l’imite, beaucoup plus gauche et lente que lui. Il me guide jusqu’à un quartier en périphérie de la ville, assez animé le soir. Il me pousse pour rentrer dans ce que j’identifie immédiatement comme une arène de combat. 

Il paye les droits d’entrée et m’inscrit sous le nom de Kamel. J’ai vécu cette scène tellement de fois que j’agis comme une automate, incapable de réfléchir. Ce n’est que quand nous nous retrouvons dans les vestiaires que j’explose de rage.

-L’arène ? Sérieusement ? Pour qui me prenez-vous, Due ? Je gagnais les combats de l’arène alors que je n’avais pas six ans ! Me battre contre des poivrots gonflés à la bière, très peu pour moi !, crié-je.

Il me lance un regard interloqué.

-Je ne t’ai amené ici que maintenant parce que tu n’avais pas le niveau de te mesurer à ces guerriers avant aujourd’hui. Les arènes du pays Malèhk sont bien différentes de ce que tu connais, alors ne parle pas avant de savoir, répond-il, glacial.

Il me fait asseoir sur un banc et me bande les mains sommairement. Les mêmes gestes que faisait Sébastien quand nous étions à Asogno. La même odeur de sueur des vestiaires, les mêmes clameurs qui s’élèvent des gradins. Mais moi je ne suis plus la même. Je vais le prouver à Due.

-Je gagnerai tous les combats que vous m’imposerez. Je suis bien plus forte que les colosses sans cerveau qui font les favoris de l’arène.

-Justification de plus pour la leçon de ce soir. Soit très attentive, jeune élève.

Il me pousse dans la cage. Des cris s’élèvent des bancs, les parieurs se ruent aux guichets. En face de moi, en armure étincelante, un homme que je reconnais très vite, parce qu’il m’a sauvé la vie. 

Drag’han Tin, le cavalier Targh qui nous a permis de traverser le désert dans lequel nous étions en train de mourir de soif, avec Thimothée et Victor.

Il s’incline devant moi, l’ai amusé. Il rabat la visière de son casque et se met en garde, épée brandie.

Je n’ai sur moi que quatre poignards et quelques lames dissimulées dans le cuir de mes vêtements. Je dégaine deux dagues et pare un premier coup, violent, qui me force à reculer et me laisse tremblante. J’esquive une deuxième attaque, puis une troisième. Sa lame me touche au flanc, déchirant ma tunique, avant que j’ai pu esquisser le moindre geste.

Je me prends des coups, encore et encore, sans être capable d’en porter aucun. Pourtant ma vivacité et ma souplesse n’ont pas diminués, je suis en pleine possession de mes moyens. Mais il va infiniment plus vite que moi, il frappe plus fort, plus précis.

Rien à voir avec le style de combat des Invisibles ou ce que j’ai appris au foyer. Il se bat agressivement, frappe pour faire mal. Si nous n’étions pas à l’arène, aucun doute qu’il frapperait pour me tuer.

Au bout de l’énième assaut sans que je le touche, il soupire et m’assène un coup sur la nuque qui me fait sombrer dans les ténèbres.

-Bravo, jeune élève, tu viens d’apprendre l’humilité. Tu peux partir en voyage, maintenant.

 

***

Je tiens sur ma selle par je ne sais quel miracle. La moindre parcelle de mon corps me fait mal. Je dois avoir quelques os cassés, des hématomes partout. Je ne me suis pas reconnue en me regardant dans la glace ce matin. Mes yeux sont gonflés, j’ai une arcade fendue, la mâchoire enflée. Le voyage me paraît durer une éternité.

Il règne pourtant une bonne ambiance dans notre expédition, Nove et Otto n’arrêtent pas de raconter des anecdotes et des blagues qui nous font mourir de rire. Quattro et Sei partent régulièrement en éclaireuses, et Victor reste près de moi en arrière garde.

-Nous arrivons bientôt, les remparts sont en vue, annonce Quattro en fin d’après-midi.

Nous soupirons de soulagement. Le voyage a beau être agréable, traverser le désert qui nous sépare de Raellius n’est pas de tout repos. Et j’ai le dos en compote grâce à Due.

Un garde d’Anaït nous attend à l’entrée de la ville et nous escorte dans les petites rues jusqu’à une maison excentrée, non loin du palais.

-Vous logerez ici pendant votre séjour. Anaït vous attend et vous demande de rester discrets.

La maison est assez grande, et comporte deux étages. Nous nous répartissons les chambres rapidement. Sei et Quattro partagent la même, et je divise la mienne avec Victor. Nove et Otto, les deux guerriers, décident de dormir ensemble, arguant qu’ils sont tous les deux couche-tard.

Nous allons ensuite rendre visite à Anaït. Elle nous accueille froidement, surtout Victor et moi. Les magisters invisibles restent en retrait, nous laissant discuter avec elle.

-Bonjour Anaït. Merci de nous aider.

-Je ne le fais pas pour vous, je le fais pour Théodore. Si vous pouvez faire quelque chose pour que l’Autre disparaisse, je suis preneuse.

-As-tu un plan pour nous permettre d’être dans ton palais incognito quand il arrivera ?

Elle hoche la tête, puis nous emmène dans un de ses nombreux boudoirs. Nous nous installons tous au milieu des coussins et elle fait amener à boire et à manger.

-Les serviteurs de Théodore trainent partout dans mon palais, et leurs oreilles restent ouvertes. Nous ne pouvons pas discuter n’importe où.

-Pourquoi sont-ils déjà là ?, s’insurgent Nove. Et qui a besoin d’autant de servants ?

Anaït hausse les épaules et évite la question.

-J’ai un plan. Charlie, je ne sais pas ce qu’il t’es arrivé, mais tu es déjà méconnaissable. Néanmoins, pour ne pas prendre de risques, je vais t’engager dans mon équipe de servantes. Elles portent un genre d’uniforme qui leur couvre la moitié du visage derrière un voile, ça sera parfait. Quant aux autres… Il faut que je vous voie de plus près. Victor, tu peux faire partie de mon harem, tu sais en quoi consiste le job. Tu aguiches, tu cherches l’attention, tu te fous à poil à la moindre occasion.

Anaït s’approche alors de Quattro. Elle la fait lever et soulève sa tunique, découvrant deux ceintures portant des dagues et poignard, puis son ventre.

-Pas mal ! Vous êtes tous aussi musclés ? Tu as de jolis yeux, des traits fins. Mon harem.

Anaït répète ensuite l’opération sur le reste de notre troupe. Sei est aussi intégrée au harem, tandis que Otto et Nove sont cachés dans sa garde rapprochée.

-Victor, amène-les avec les autres, change-les et montre-leur comment faire leur job. Charlie, Nove et Otto, vous restez avec moi, je vais vous conduire à vos équipes.

Nous nous séparons. J’échange un regard avec Victor, qui a l’air confiant. Je lui souris puis me concentre sur ma propre tâche, devenir une parfaite servante.

Nous passons rapidement à la garde, où Anaït explique au capitaine le rôle des deux guerriers qu’elle lui amène. Elle me guide ensuite jusqu’à l’arrière cuisine, où des tas de gens sont affairés.

-Alma !, appelle-t-elle.

Une grosse femme vêtue d’une tunique orange, les cheveux cachés sous un foulard, arrive quelques secondes plus tard.

-Maîtresse Anaït ? Qu’est-ce que vous voulez que je fasse avec cet avorton difforme ?, demande-t-elle en levant un sourcil.

-Tu l’intègres à ton équipe, elle sert à ma table ce soir. Fais lui monter un uniforme, et forme-la rapidement.

-Il va falloir camoufler ces mauvais bleus, ou les courtisans vont la remarquer, grommelle Alma en me prenant le bras.

Elle me dépasse de plus de deux têtes. Elle m’emmène derrière les cuisines, dans une sorte de vestiaire où sont réunies une cinquantaine de jeunes filles plus ou moins dénudées. 

-Esmé, habille-la et explique-lui le job, elle doit être parfaite pour ce soir, elle sert à la table de Maîtresse Anaït.

La dénommée Esmé lève ses yeux gris vers le ciel.

-Quant-est-ce que Maîtresse Anaït comprendra qu’elle ne peut pas engager n’importe qui comme ça ?, râle-t-elle.

-Ne discute pas ses décisions, la rabroue Alma avant de retourner en cuisine.

-Viens avec moi.

Esmé m’assoit devant un grand miroir et j’aperçois mon visage boursouflé une fois de plus.

-Bon dieu, qu’est-ce que tu as fait pour te retrouver dans cet état ? Même ta mère ne te reconnaitrait pas !

Mon esprit s’éclaire soudain. C’est ça que Due a voulu faire ! En plus de m’enseigner l’humilité d’une manière exécrable, il m’a rendue méconnaissable. Donc même si je passe la soirée près de Théodore, il ne devinera pas qui je suis.

-Je vais essayer de t’arranger, mais je ne promets rien.

Elle commence à m’étaler une crème sur le visage, qui gomme peu à peu les bleus, mais ne peut pas enlever mes yeux et ma mâchoire enflés.

Elle me donne ensuite une robe légère de couleur rouge, un voile et un foulard pour cacher mes cheveux et mon visage. De fines sandales brodées de fils dorés viennent compléter ma tenue. Après m’être changée, je me fonds parfaitement au milieu des serveuses.

-Quel prénom on doit te donner, jeune fille ?

Pas Charlie. Ni Malia. Une idée, vite.

-Timi, laché-je sans réfléchir, la fillette blonde me venant à l’esprit.

-Ok Timi. Dans l’ordre de la soirée, tu seras numéro 54. A chaque fois qu’un plateau, une assiette ou n’importe quoi portera ce numéro, tu l’amèneras à la table de Maîtresse Anaït. Si tu as un plateau à amener, c’est qu’il y en a un vide. Tu passes dans la salle, tu récupère le plateau vide, tu mets le plein à la place. Ce n’est pas compliqué, tu as compris ?

Je hoche la tête. Numéro 54.

-Très bien. Pour tout ce qui est du côté des cuisiniers de Sa Majesté, c’est servi par assiettes. Chaque convive porte un numéro qui est inscrit sur le dossier de sa chaise, numéro qui sera reporté sur le zinc du service. Tu sers par la droite et tu desserts par la gauche. Viens en cuisine, tu comprendras mieux.

Esmé me montre ce qu’elle appelle le zinc, un grand comptoir de bois clair qui est marqué de nombres gris tout du long.

-Les assiettes sont posées là, les plateaux sur le zinc d’en face. Le numéro sur la tranche du zinc est le numéro de table ou le numéro du convive, et les pastilles déposées sur le bord du comptoir désignent les serveurs.

Elle attrape un petit rond d’acier marqué du chiffre 13.

-A priori, tu ne seras chargée que tu service de la table 24, table royale, à laquelle siégeront Maîtresse Anaït et sa Majesté Théodore. Tu as tout compris ? Fais-moi un résumé.

Je recrache tout ce qu’elle vient de m’expliquer. Ce n’est pas bien compliqué. Elle m’enseigne ensuite comment porter plusieurs assiettes en même temps pour aller plus vite, et comment servir et desservir les plateaux, souvent très lourds.

Quelqu’un rentre soudain en trombe dans la cuisine.

-Caravane en vue ! Préparez-vous à l’arrivée de sa Majesté !

Des ordres fusent en tous sens, et Esmé se précipite vers le vestiaire.

-Les filles, en place dans la grande salle !, lance-t-elle d’une voix forte. Timi, tu suis le mouvement. Observe et imite ce que font les autres serveuses. N’oublie pas ce que je viens de t’apprendre. Si tu as un problème, tu sors de la grande salle et tu viens me trouver, je te remplacerai sur le service.

-Très bien, merci Esmé.

Je suis les servantes qui sortent en file indienne, direction la grande salle. Elle a été décorée pour l’occasion, l’immense lit qui occupait tout un angle a disparu, des alcôves douillettes parsèment les murs, et des tables occupent le centre de la pièce. Une estrade est dressée, et des musiciens laissent flotter un air entrainant dans la salle.

Les filles se rangent le long des murs et je les suis.

J’aperçois Victor, en compagnie de Quattro et Sei. Ils se sont changés. Les magisters portent des tuniques de soie presque transparentes, ornées de broderies, agrémentées d’une ceinture et d’un diadème d’or. Elles sont ravissantes. Victor est quant à lui à moitié nu, seulement vêtu d’un pantalon de toile qui lui arrive au genou, et paré de colliers et bracelets brillants.

Mon ami m’aperçoit et me fais un rapide clin d’œil. Je cherche ensuite Nove et Otto, qui se sont parfaitement fondus dans la garde rapprochée d’Anaït. Ils sont habillés comme les autres soldats d’armures de cuir légères, et portent des sabres courbes à la ceinture.

Nous sommes tous en place, il ne manque plus que l’acteur principal : Théodore.

Mon frère ne tarde pas à arriver. Je me tends malgré moi quand il entre dans le palais.

Costume blanc trois pièces, cheveux tirés en arrière, épée d’apparat au côté, fine couronne d’or, il est resplendissant. Je retiens un frisson quand je vois ses yeux, presqu’aussi blancs que son costume.

Anaït vient à sa rencontre dans une magnifique robe orange qui fait ressortir la couleur cuivrée de sa peau. Ceinture, colliers, diadème et bracelets d’or cliquettent dès qu’elle fait un pas. Elle s’incline devant lui, présentant ses respects. Théodore esquisse un salut avant de lui offrir son bras. Elle le guide jusqu’à une alcôve où ils s’installent et commencent à discuter. Je suis trop loin pour entendre ce qu’ils disent, mais je devine qu’ils échangent politesses et banalités.

Les courtisans de Théodore envahissent la pièce. J’en reconnais certains pour les avoir aperçus lors de mon bref séjour au palais. Valérie entre à son tour et vient se ranger contre le mur près de l’alcôve qu’occupe mon frère. Après la cour de Théodore entre celle d’Anaït et le harem se mêle alors à la foule. Les serveuses quittent leur poste et serpentent entre les gens, retournant en cuisine.

Un plateau porte le numéro 54, posé au-dessus du chiffre 24. Je range la pastille à sa place, prends le plateau et l’amène à la table royale, déjà chargée de nourriture. Une place est vide, je me dépêche de l’occuper. Je retourne ensuite sur mes pas pour récupérer un plateau chargé de flûtes de champagne. J’observe quelques secondes. Les serveuses se promènent entre les convives, qui prennent des verres à la volée.

Je me glisse dans la foule, m’approche de Théodore et Anaït. Je fais des aller-retours à quelques pas d’eux, et laisse trainer mes oreilles. Comme je m’y attendais, il reste courtois avec elle, et elle lui donne les dernières informations sur Raellius.

Il se lève soudain et s’approche de moi. Mon rythme cardiaque accélère, je retiens mon souffle quand il prend deux verres sur mon plateau sans même m’accorder un regard. Je croise celui d’Anaït, qui me crie de m’éloigner et de retourner me fondre dans les convives.

J’aperçois Victor, riant aux éclats au milieu d’un petit groupe de bourgeois d’Asogno. Je m’approche de lui, faisant un petit tour pour que chacun prenne une flûte et finisse de vider mon plateau.

Il se colle à moi et murmure quelques mots à mon oreille.

-Fais attention à toi. Il a une aura de tueur.

Comme si je ne l’avais pas remarqué quand il est passé près de moi. Théodore dégage une force destructrice, une soif de sang intarissable. Exactement comme Eilrahc. Je l’ai sentie remuer au fond de moi. Si elle s’éveille et provoque un esclandre, nous sommes perdus.

Je remercie mon ami d’un regard et repars en cuisine.  Quelques heures plus tard, ils passent enfin à table. J’enchaine les voyages les bras chargés de plateaux et d’assiettes, ne m’arrête pas une seconde. J’en profite pour observer mon frère. Il semble se détendre au fur et à mesure qu’il parle avec Anaït, au fur et à mesure qu’il boit du vin. En deuxième partie de soirée, quand les commandes se calment, un cri d’Anaït domine le brouhaha.

-Tu as amené ton violon ?, s’exclame-t-elle en se levant. Joue-nous quelque chose !

Théodore commence par refuser poliment, mais la Maîtresse de maison sait y faire et ses gens commencent à frapper sur les tables avec leurs couverts.

-Un concert, un concert !, tonne la foule en chœur.

Théodore est obligé de céder et se fait apporter son instrument. Il demande quelques minutes pour se chauffer et déserte la salle. Je me fonds alors dans les ombres et le suis jusqu’à un boudoir. Il ne prend pas la peine de fermer la porte.

Je passe la tête par l’entrebâillement, suivant ses gestes. J’entrevois son regard dans le miroir. Bleu ! Ses yeux sont bleus !

Je pousse doucement la porte et me glisse derrière lui. Il se retourne en m’apercevant, se mettant en garde par réflexe.

-Théodore, c’est moi, soufflé-je en enlevant mon masque.

Il fronce les sourcils, puis une lueur éclaire ses yeux quand il me reconnait derrière les hématomes et le maquillage.

-Charlie ? Mais qu’est-ce que tu fais ici ?, s’exclame-t-il.

Il me prend dans ses bras, et me serre fort, comme si j’étais tout ce qui lui manquait.

-Tu ne peux pas rester avec moi, il est devenu trop fort, je ne maîtrise plus rien, déclare-t-il très vite. Il ne sait pas que tu es là, retourne te fondre dans la foule et ne m’approche plus, sinon il te tuera. Le violon le tient éloigné, mais je ne sais pas pour combien de temps.

Je le reprends dans mes bras.

-Je ne te laisserai pas tomber. Je suis en train de rassembler du monde, nous allons venir et tuer Py, pour pouvoir te libérer de son emprise. Fais-moi confiance, je te sauverai.

-Sans Py, le royaume est perdu. C’est lui qui gère toute la politique et la diplomatie, et il s’occupe même des finances. Nous n’avons personne pour le remplacer. On ne peut pas le tuer.

-Barnabé, notre oncle, sera sûrement très doué pour se charger de ça. Ne t’en fais pas, nous trouverons une solution.

Théodore se détourne et me somme de partir une fois de plus. Je m’éclipse, retournant dans la salle de réception, me fondant de nouveau parmi les serveuses, prenant soin de cacher mon visage.

Théodore revient quelques minutes plus tard. Il monte sur la scène, accorde son instrument. Le silence se fait.

-Chers convives, chers courtisans, ce soir je vais vous interpréter quelques notes de la chaconne de Bach. 

Il laisse passer un silence, se place correctement, ferme les yeux puis respire. Il pose l’archet sur les cordes et le violon se met à sonner. Un son cristallin s’élève, aussi pur que riche, chaud, rond, clair et plein. Toute activité cesse dans la pièce, tout le monde est focalisé sur Théodore Steinway.

Les autres musiciens derrière lui se lancent alors dans un accompagnement improvisé qui se marie à merveille avec la mélodie qu’il joue. Les doubles-croches semblent être un jeu d’enfant pour lui, les notes tenues un babillage. Ses sourcils se froncent quand les notes s’emballent, un sourire naît sur ses lèvres quand elles deviennent légères. Il vit sa musique, et donne le frisson aux deux cent personnes présentes.

Quand la dernière note résonne, nous attendons tous qu’il laisse tomber son archet et que la résonnance se termine pour applaudir. Il reste quelques secondes pantelant, les yeux fermés, puis un immense sourire lui fend le visage et il salue, remerciant chaudement les instrumentistes derrière lui. Il adresse un clin d’œil à Anaït, qui rougit.

Je n’ai plus l’occasion de lui parler avant la fin de la soirée. Ses yeux sont turquoises, aucun doute. Comme il me l’a dit, le violon et la présence d’Anaït tiennent l’Autre en retrait, bien caché derrière le voile qui le sépare de la réalité.

Les convives vident peu à peu la salle, se rendant dans leurs chambres et suites les uns après les autres. Je me rends dans le vestiaire et commence à me changer. Esmé rentre alors en trombe dans la pièce.

-Numéro 54, tu as été tirée au sort pour être la femme de chambre d’Anaït ce soir ! Tu as de la chance, tu auras des potins à raconter demain matin, ajoute-t-elle en riant.

Numéro 54, c’est moi. Pourquoi Anaït m’a-t-elle choisie pour ce soir ? Elle va probablement passer la nuit avec Théodore.

-Allez Timi, plus vite que ça !

Je me rhabille et rejoins Anaït dans la grande salle, et m’incline devant elle. Théodore n’est pas dans les parages, nous allons pouvoir nous expliquer.

-Charlie, qu’est-ce que tu fais encore là ?, peste-t-elle.

-J’ai été désignée pour être ta femme de chambre.

Elle rage encore quelques secondes, puis m’entraine vers sa suite.

-Ok, le job est simple, tu dois te charger de m’habiller, me maquiller et me réveiller demain matin. Et en théorie tu dois dormir sur le sofa de l’antichambre, pour être là dès que j’ai besoin de toi. Mais je vais passer la nuit avec ton frère donc je t’épargnerai cette étape.

-J’ai déjà eu une femme de chambre, je sais en quoi ça consiste. Mais je serai incapable de te maquiller ou de te coiffer correctement.

-Je sais. Nous avons un peu de temps avant l’arrivée de Théodore. Je vais me changer et me maquiller, puis nous jouerons la comédie pour lui.

Anaït met ses propos à exécution. Elle se change, enfilant une nuisette rouge couverte de dentelles noires. Elle met ensuite du crayon noir et du far à paupières, puis du rouge à lèvres. Elle relève ses cheveux en une simple queue de cheval, laissant quelques mèches libres, et ceint son front d’une légère chaine en or.

-Très bien, maintenant mets moi un fil d’or sur la cuisse et aide-moi à enfiler mes chaussures.

Je prends le fil qu’elle me tend et le noue au milieu de sa cuisse. Je glisse ensuite ses pieds dans de très fines sandales de cuir ouvragé.

Théodore frappe à la porte et entre alors que je finis de boucler la chaussure.

Anaït se lève et je m’efface, restant dans un coin de la pièce, me fondant dans le mur.

Mon frère prend Anaït dans ses bras et l’embrasse.

-Tu es belle ce soir, souffle-t-il.

Ses yeux sont encore bleus, mais trop clairs. Et ils sont en train de s’éclaircir encore. Je ne me sens pas en sécurité, je n’ai pas d’armes.

Théodore s’approche de moi et me saisit le menton. Je détourne le regard.

-Qu’est-ce que c’est que ce laideron que tu as engagé ?, s’exclame-t-il avec un air de dégoût. A une époque tu avais plus de goût, Anaït.

Il me tourne la tête d’un côté puis de l’autre, me faisant mal. Je me débats malgré moi, attrape son poignet et essaye de me dégager. Ses yeux ont blanchi. Je suis en danger.

La peur m’étreint alors le cœur. Cette émotion que je n’ai pas souvent éprouvée me paralyse. Je relève les yeux et croise son regard. Je suis terrifiée. Une lueur de surprise éclaire ses pupilles puis un rictus de haine déforme ses traits.

-Charlie. Quelle bonne surprise. Je savais que tu étais à Raellius mais je ne te pensais pas assez stupide pour venir à ma rencontre. Allez, tu vas venir avec moi, je te ramène à Asogno, crache-t-il en arrachant mon voile.

Anaït tente de s’interposer alors qu’il m’entraine vers la sortie, mais il la repousse sans ménagement, l’envoyant bouler contre un mur.

Mon cerveau tourne à cent à l’heure pour trouver une solution. J’ai déjà réussi à le vaincre. Je peux recommencer.

À propos de l'auteur