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Encre Nocturne   

Assassin [-13] [Chapitre 25]

Pako | Publié le dim 10 Juin 2018 - 9:46 | 445 Vues

Chapitre 25 : L’Autre

 

La peur reflue peu à peu et je me dégage, me plaçant en garde face à Théodore. Enfin, face à l’Autre. Un sourire narquois étire ses lèvres, et il mime ma posture, un pied en arrière, genoux fléchis, un poing devant le visage, l’autre devant l’estomac. Nous nous jaugeons quelques secondes puis le combat commence.

J’attaque la première. Je me glisse sous son poing, le prend par la ceinture et tente de le basculer en plaçant une jambe derrière son genou. Il renverse ma prise et me fais voler dans la poussière. Je me relève et recule avant qu’il n’ait le temps de m’approcher. J’évite son pied, bloque sa jambe sous mon bras. Alors que je m’apprête à lui briser la rotule, il glisse son pied libre derrière ma jambe et me déverrouille le genou. Surprise, je me sens basculer et lâche son pied.

Je bloque son tibia derrière mon genou et le force à tomber avec moi. Je suis au-dessus de lui, mais ma jambe est bloquée par la sienne. Je tente de lui asséner un coup de poing au visage mais il esquive mon coup et saisit ma main. Il me tord le poignet et je m’écarte, le libérant.

Nous sommes de nouveau face à face, revenus au point de départ. Mais je me fatigue plus vite que lui. J’ai déjà le souffle court et le cœur qui bat à cent à l’heure alors qu’il a l’air en pleine forme. Je respire profondément et me concentre. Il faut que j’applique l’entrainement de Due. Je me remémore ses paroles.

Danse avec tes adversaires. Observe leurs mouvements, ressens-les. Calque-toi sur leurs pas. Trouve leur rythme et entre en résonnance avec eux.

Il me faut un nouvel assaut pour trouver le rythme de Théodore. J’attaque, feinte, esquive, observe. Je suis focalisée sur mon frère, sur sa manière de bouger, sa façon de frapper. Et enfin, j’ai le déclic.

Je me calque sur lui, je l’imite puis m’approprie ses mouvements. Je suis dans son rythme. Le combat me paraît tout d’un coup ralentir, et je sens que mes coups commencent à sonner juste. L’écartement de ses poings, les failles de sa garde me sautent aux yeux, j’envahis son espace. Et plus j’entre en résonnance avec lui, moins il est à l’aise. Je me fatigue de moins en moins alors qu’on dirait qu’il se bat contre un taureau enragé.

Néanmoins, je sais que je ne peux pas gagner contre l’Autre. Il est beaucoup plus fort que moi, plus serein, et surtout, il est prêt à tout pour gagner. Pour me le prouver, il saisit un vase derrière moi et le me lance au visage. Je l’évite, et mon visage tombe nez à nez avec son genou de manière un peu trop brutale à mon goût. Je veux reculer mais il me bloque avec sa main et m’assène un nouveau coup. Je tourne la tête juste à temps pour éviter qu’il ne me casse le nez.

Je me dégage, tord son poignet sans ménagement et recule. Je n’ai pas assez de pratique, et rester dans son temps me demande un effort considérable et une concentration énorme.

Tu ne vas pas t’en sortir. Laisse-moi faire. Je suis forte.

Elle a raison, mais je n’aime pas lui laisser la place. Qui sait ce qu’elle fera quand je m’effacerai ? L’Autre est censé être son allié.

As-tu oublié comment il m’a traité la dernière fois que j’étais face à lui ?, Rage-t-elle soudain. Il m’a humiliée. Je dois me venger. Je suis forte.

Une telle détermination se dégage de ses paroles que je m’efface, lui laissant la place, partant me terrer derrière le voile noir.

Enfin libre ! Je suis forte.

Théodore ne s’est pas aperçu du changement. La surprise se peint sur ses traits quand je commence à frapper pour tuer. Je suis forte.

Un coup au plexus solaire, un autre dans le foie, il va bouler contre un mur au bout de la chambre. Je suis forte.

Je ne lui laisse pas le temps de se relever. Je suis sur lui, le bourre de coups de poings. Il se protège comme il peut, mais pas suffisamment. Je sens avec satisfaction ses lèvres se déchirer. Son arcade se fendre. Ses os craquer. Je suis forte.

Douleur. Soudaine. Je m’écarte. Un poignard planté dans ma jambe. J’évalue les dégâts. Il n’a pas touché d’artère importante. Je le retire et me l’approprie. Je suis forte.

-Merci de m’avoir offert une arme, craché-je en attaquant.

Une estafilade sur le bras, une autre sur la cuisse. Sa peau se fend sous ma lame. J’aime cette sensation. Je l’aime tellement que je pourrai hurler de plaisir. Le sang qui coule. Les grimaces de douleur. Je m’en délecte.

-Eilrahc, souffle-t-il en me reconnaissant enfin. Ravi de te revoir, ajoute-t-il.

Ses lèvres se déforment dans un rictus de haine. Je souris de toutes mes dents. Il est prêt à en découdre. Moi aussi.

Je suis forte.

Le combat reprend. Plus rapide. Plus féroce. Chacun souhaitant la mort de l’autre.

Je suis forte.

Une plaie sur mon avant-bras. Une autre sur ma jambe. Je roule, esquive, frappe. Une blessure sur son flanc. Je suis forte.

Un coup de pied bien ajusté dans son ventre. Il attrape ma jambe, me tord la cheville. Je grogne, plie, mon genou vient heurter son menton. Il ne me lâche pas, se rapproche et me mets un coup de tête. Violent. Je vois trouble quelques secondes.

Je me laisse tomber, l’entraine. Je le fais basculer, le frappe au passage. Du sang m’asperge le visage. Mon sang. Je suis forte.

Son poignard est plongé jusqu’à la garde dans mon poumon droit. Douleur. Douleur. Douleur. Je suis forte. Je me relève. Ne pas rester au sol.

J’ai du mal à respirer. Je suis forte. Je plisse les yeux, secoue la tête pour chasser la douleur. Il en profite, me plaque face contre le sol. Il me fait une clé de bras, pose son genou entre mes omoplates. Le poignard s’enfonce un peu plus, tourne. Je crie. Je n’ai plus d’autre solution.

Je suis forte.

Je suis forte.

Je suis forte.

Douleur.

Je cède ma place.

  J’inspire une grande goulée d’air quand le voile se déchire enfin. Nous avons gagné ?

J’ai mal. Extrêmement mal. Je crois que je n’ai jamais eu aussi mal de toute ma vie. J’en ai le souffle coupé. Je fais un rapide bilan de mon état et de ma situation. Théodore me tient, je suis bloquée par sa clé. Si je fais le moindre mouvement, il me brisera le bras. Et je sais qu’il n’hésitera pas.

La douleur vient principalement de mon poumon droit. Un poignard est enfoncé profondément dans ma chair. J’ai une blessure sur la cuisse, et mon visage ne me parait pas en très bon état. Qu’a fait Eilrahc ? Comment s’est-on retrouvées en si mauvaise posture ?

Je n’arrive pas à retenir un cri de douleur. Théodore semble s’apercevoir du changement que provoque mon retour. Je suis bien moins résistante que Eilrahc.

-Tiens, la douleur l’a faite refluer ? Elle est faible, crache mon frère.

Je n’arrive pas à répondre, le souffle coupé, aveuglée par la douleur. Il m’entrave les poignets avec sa ceinture et m’oblige à me relever. Je gémis. Anaït est prostrée dans un coin de la chambre, en larmes. Elle n’esquisse pas un mouvement quand Théodore me traine dehors et appelle ses gardes. Je me laisse faire, incapable de me défendre, trop faible pour me débattre.

Le costume blanc de mon frère est imbibé de sang. Le mien ou le sien, aucune idée. Je sens que je me focalise sur des détails inutiles pour ne pas sombrer dans l’abîme vers lequel m’entraine la douleur.

Des soldats de Théodore me prennent chacun par un bras. Nous traversons la grande salle. Je vois Victor qui est empêché de crier par Quattro, Nove qui est retenue par Otto, les servantes qui s’écartent, terrifiées.

Je laisse ma tête tomber contre ma poitrine et ferme les yeux. Juste quelques secondes. Je suis épuisée. J’ai mal.

***

Les cahots de la route me réveillent. Je suis à l’arrière d’un chariot, sous des couvertures. La douleur est toujours là, presqu’entièrement masquée par des antidouleurs. Je grimace. Ma gorge est sèche comme le désert, j’ai mal au crâne. Je n’arrive pas à bouger, mes bras sont comme faits de plomb. Je referme les yeux.

 

***

Des cris. Des ordres hurlés près de moi, derrière la toile du chariot. Je ne comprends pas ce qu’ils disent. Quelqu’un se glisse près de moi, fouille dans un grand sac, repars. Je n’essaye même pas de remuer. Je sens des bandages qui me compriment la poitrine et la jambe. Apparemment on me soigne.

 

***

On me déplace. Je suis sur une civière, dans un des immenses couloirs du palais. La foule se presse autour de moi, j’ai le vertige. On m’amène dans son laboratoire. Je souffre. Je n’arrive pas à respirer, mes blessures me lancent par vagues, insoutenables.

On me couche dans un lit d’hôpital sans ménagement. Je me sens défaillir une fois de plus.

 

***

La lumière est trop blanche, me brûle la rétine. Je papillonne des yeux quelques secondes, fais un point rapide sur mon état. Je n’ai presque plus mal. Je sens des raideurs à ma cuisse et mon côté droit, et j’émets un léger sifflement quand je respire, mais la douleur a reflué, m’offrant du répit.

Je me redresse dans mon lit en grimaçant. Je suis dans le dortoir jouxtant le laboratoire de Py. Je suis revenue à Asogno, au milieu de la cage aux lions. Je peste intérieurement. Vouloir profiter du déplacement de Théodore était une erreur, tout cela était un piège. Quelqu’un lui a révélé que j’étais à Raellius et il a prétexté un voyage diplomatique pour venir me chercher. Et, comme une idiote, je me suis jetée dans ses filets.

La seule personne qui savait que j’étais là-bas est Barnabé, qui m’y a envoyée. Il m’aurait trahie ? En échange de quoi ? Je me promets de mener mon enquête là-dessus quand je serais sortie de ce pétrin, si tant est que j’en sorte vivante.

Théodore, l’Autre plutôt, entre dans le dortoir et viens vers moi. Je lui lance un regard de haine pure auquel il répond par un sourire narquois.

-Bonjour Charlie, comment te sens-tu ?, susurre-t-il en se penchant vers moi. Nos soins ont été efficaces non ?

-Bien et toi ? Tu te fais bien à la schizophrénie ? Pauvre chou, j’espère que le vrai Théodore n’est pas trop encombrant, réponds-je, mimant la compassion exagérée.

Il m’assène une gifle qui me donne un vertige, puis me saisit par le col de la chemise blanche dont je suis vêtue.

-Tu n’es pas en position de force. Py va t’opérer. Il dit qu’il vaut mieux t’avoir de notre côté plutôt que contre nous. Il va modifier tes gènes, Charlie. Il va t’éradiquer et laisser la place à la deuxième.

J’écarquille les yeux, de surprise et de peur. Je peine à réprimer un frisson tant son ton est dur, glacial et en même temps mielleux

-Profite bien de tes derniers instants, Charlie, murmure-t-il contre mon oreille avant de se lever.

Il reste quelques secondes immobile puis quitte la pièce. Des médecins vêtus de masques blancs envahissent le dortoir, me portent sur un brancard, me déshabillent, m’attachent les poignets et les chevilles. Je me débats faiblement, je sens des larmes de rage et d’impuissance couler sur mes joues. Cette fois, c’est fini. Mes amis n’ont aucune chance d’arriver jusqu’ici.

Py entre enfin en scène. Un scalpel à la main.

-Quel plaisir de te revoir, charmante jeune fille. Mais on va se dire au revoir, j’ai besoin de ton alter ego. A moins que tu ne veuilles que je t’explique ce qu’il va t’arriver. Ce n’est pas bien compliqué, ça tient en une phrase : Tu vas disparaître. Adieu, belle enfant !, termine-t-il dans un éclat de rire.

Je vais être libre !, s’exclame Eilrahc.

Py parle toujours beaucoup trop. Mes pensées s’égarent, j’essaye d’oublier ce qu’il va m’arriver. Je repense à mon enfance au foyer, près de Thibault et Matthieu, je revois les quelques mois qui ont tout fait basculer. Puis les Loups d’Hiver envahissent mes souvenir, Thimothée, Cyril, Clément, la petite Timi et tous les autres. Barnabé. Sébastien, Salim, Marina… Ils se sont battus pour moi, et je les laisse seuls. J’espère qu’ils arrêteront ma quête insensée, qu’ils se construiront une vie calme.

Le dernier visage que je garde en mémoire est celui de Victor. Je vais lui manquer, ça ne fait aucun doute. Mais il retournera aux côtés d’Anaït, qui n’aura aucun mal à combler tous ses désirs.

Théodore, je suis désolée de ma faiblesse.

Je fais mes adieux au monde jusqu’à ce qu’un masque se pose sur mon nez et ma bouche. Je respire le gaz soporifique et ferme les yeux. C’est fini.

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