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Encre Nocturne   

Le marché aux puces - Version originale [TP]

Tifani | Publié le mer 1 Aoû 2018 - 14:06 | 1068 Vues

Il s'agissait d'une de ces matinées où la brume donne un aspect presque irréel aux environs, et enveloppe la ville de sa fraîcheur. Ariel triturait sa boucle d'oreille du bout des doigts, regardant les bâtiments défiler dans le taxi, les yeux mi-clos. Lorsqu'il s'immobilisa finalement devant la tour qui surplombait les autres de sa hauteur, un demi-sourire vint éclairer son visage. Une belle journée en perspective.

Remettant un peu en place sa robe, elle se glissa à l'extérieur, laissant frotter le bout de ses chaussures aux talons un peu trop hauts sur le trottoir. Elle avança de quelques mètres, puis se retournant, adressa un sourire éclatant et un signe de la main au conducteur. L'homme baissa légèrement ses lunettes sur son nez, et haussant un sourcil, esquissa un sourire à son tour. Inclinant la tête en avant pour la saluer, il redémarra son véhicule, et s'éloigna jusqu'à disparaître au détour d'une ruelle.

Elle remit machinalement une mèche de cheveux derrière son oreille, puis sans attendre, se dirigea vers les grandes baies vitrées de la tour. Elle était de loin la plus impressionnante des tours d'émission des réseaux TEC qu'elle avait eu l'occasion d'approcher, et pour cause. Les autres n'étaient au final que des relais secondaires pour ce signal qu'elle connaissait par cœur. Peut-être était pour cela que contrairement aux autres, la majorité de ses employés étaient des gardes, passant le temps comme ils le pouvaient dans l'immensité de la salle d'accueil. Depuis que les visites de l'édifice avaient été toutes annulées jusqu'à nouvel ordre, après les attaques terroristes récentes, leur travail devait être bien plus monotone et morne. Mais elle était bien décidée à l'éclairer pour quelques heures.

Elle s'immobilisa devant la porte, les regardant se concerter quelques secondes, alors qu'elle leur souriait doucement de l'extérieur. Ils n'attendaient aucun visiteur, et avaient reçu l'ordre de ne laisser entrer personne, mais pourtant, ils vinrent lui ouvrir assez rapidement la porte, avec un sourire un peu hésitant. Elle sentait les regards peser sur sa robe rouge qui dévoilait ses longues jambes fines, et sur ses cheveux bouclés qui dépassaient allègrement ses épaules nues. Mais son sourire se renforça, alors qu'elle avançait nonchalamment vers le bureau de l'accueil. Elle arrêta son fauteuil roulant en face de ce dernier, et la réceptionniste se pencha un peu sur son comptoir pour la dévisager, visiblement partagée entre la surprise et la confusion. Pendant quelques secondes, Ariel sentit son assurance et son sourire s'effacer un peu. Elle avait espéré pouvoir s'appuyer presque entièrement sur la séduction pour pouvoir contourner les règles en entrant ici. Ce détail n'était pas prévu, et elle sentait la situation lui échapper.

Son sourire se fit un peu plus forcé, alors qu'elle attendait patiemment une réaction de la réceptionniste. Cette dernière finit par esquisser un sourire légèrement crispé, mais qui fut plus que suffisant pour détendre Ariel. Elle fit un signe de la main aux gardes pour qu'ils s'éloignent et les laissent discuter en tête à tête, mais si certains obéirent à contrecœur, le plus grand nombre fit mine de ne pas comprendre, restant obstinément aux côtés de la belle jeune femme. La réceptionniste les ignora avec un soupir, puis d'un geste souple, activa un mécanisme sous le comptoir. Il descendit brusquement d'un demi mètre, et la réceptionniste abaissa son siège d'un même mouvement, pour se retrouver à la hauteur d'Ariel.

Alors qu'elle s'appuyait sur le bureau, son sourire se fit plus confiant, et passé la surprise, Ariel sentit le sien devenir plus sincère, dévoilant ses dents. C'était la première fois que qui que ce soit prenait la peine d'utiliser les dispositifs encore balbutiants destinés aux personnes à mobilité réduite. Et ce, dans le cas présent, alors qu'elle n'était même pas invitée par la société. La réceptionniste glissa son stylo derrière son oreille, et croisant les bras sur le bureau, se pencha un peu vers Ariel.

-        Miss Stanley, mais vous pouvez m'appeler Tiffanie. Vous allez peut être pouvoir m'éclairer sur quelques points. Que vient donc faire une si belle jeune femme ici?

Ariel rougit un instant, prise au dépourvu, mais tentant de reprendre contenance, garda un sourire qu'elle espérait assuré. Il fallait voir le bon côté des choses, elle pouvait de nouveau se reposer entièrement sur la séduction. Glissant de nouveau une mèche de cheveux derrière son oreille aussi lentement que possible, et inclinant la tête sur le côté en plissant les yeux, elle prit son plus beau sourire, et sa voix la plus douce et chaleureuse.

-        Enchanté Tiffanie, je suis Ariel Hanson, mais vous pouvez m'appeler Ariel.

Elle ponctua sa présentation par un clin d'œil, auquel la réceptionniste ne parut pas indifférente, puis prit un air profondément bouleversé, comme si tout le poids du monde venait de s'abattre sur ses épaules.

-        Depuis toute petite, j'ai toujours rêvé de voir les tours TEC, elles ont toujours été mes préférées. Et j'ai assisté à toutes les visites depuis que j'ai l'âge légal! Vous pouvez dire que je suis... une fan, en quelque sorte. Et il n'y a qu'une seule tour que je n'ai jamais pu visiter encore. Mais maintenant que l'amendement de sécurité a été voté...

Elle laissa sa voix se briser dans un murmure, et toute la petite assemblée sembla s'effondrer avec elle, leurs yeux devenant humides. Elle surprit même un reniflement dans son dos, provenant de l'un des gardes un peu sensible. Tiffanie déglutit pour reprendre un visage plus neutre, et esquissant un sourire teinté de tristesse, se pencha sur le comptoir pour poser la main sur l'épaule d'Ariel, et lui faire relever les yeux vers elle.

-        Je comprends ce que vous voulez dire... Mais ne vous laissez pas abattre aussi facilement, Ariel! Après tout, personne n'est au courant que vous êtes ici, on peut peut-être s'arranger pour...

-        Oh, Tiffanie, ce serait le plus beau cadeau d'anniversaire qu'on m'ait jamais fait!

Ariel s'était avancée pour prendre les mains de Tiffanie dans les siennes, la prenant au dépourvu, et elle sentit la jeune réceptionniste devenir écarlate. Elle sembla perdre un peu ses moyens devant le regard d'Ariel braqué sur elle, et son grand sourire enthousiaste, et finit par céder, balbutiant un peu.

-        Bien sûr! Si c'est votre anniversaire en plus, je ne peux pas vous refuser une petite visite de notre établissement. Après tout, vous êtes notre plus grande fan, pas vrai?

Ariel sentit une joie sincère l'envahir à cette annonce, et son visage s'illumina, alors qu'elle lâchait un rire. Elle retira ses mains, se reculant un peu pour s'adresser à Tiffanie et à chacun des gardes en les regardant tour à tour dans les yeux.

-        Oh, vous êtes tous charmants! Je ne sais vraiment pas comment vous remercier!

Elle sourit devant les murmures timides des gardes, qui lui disaient tous qu'ils ne faisaient que leur travail, et qu'elle n'avait pas besoin de les remercier. Riant doucement avec eux, elle passa de nouveau sa main dans ses cheveux, glissant ses doigts jusqu'à sa boucle d'oreille factice. Puis elle activa le détonateur.

 

La canne faisait résonner les pavés de la petite route parallèle, alors que son propriétaire et deux jeunes gens avançaient en direction de la tour. La jeune femme fronçait les sourcils devant le bruit irrégulier, et la fatigue assez évidente du vieil homme qui les accompagnait. Mais pourtant, elle n'émit aucun commentaire, se contentant de le laisser s'appuyer un peu sur son bras avec un petit sourire encourageant. L'homme quant à lui avait préféré les devancer un peu pour observer les environs, mais jetait de temps en temps des regards prudents pour s'assurer qu'ils suivaient.

Sans surprise, aucune grille, aucun portail à franchir pour atteindre l'immense bâtiment des sociétés TEC. Et après tout, pourquoi auraient-ils eu besoin du moindre système de protection? Personne, dans cette société dirigée comme une horloge bien rôdée, n'aurait osé s'en prendre à cette tour qui les contrôlait tous. Mais comme toute horloge, comme tout mécanisme ou circuit, il suffisait d'un grain de sable...

La réflexion amère du jeune homme fut interrompue lorsque les deux autres le rejoignirent finalement à la porte arrière de la tour, devant l'espace non vitrifié qui abritait ce qu'ils connaissaient tous depuis leur engagement. L'émetteur du signal. L'homme toisa la porte qui les séparait de leur but d'un air mauvais, puis grogna dans son micro.

-        Je peux vraiment pas la forcer?

Il y eut des grésillements pendant quelques secondes dans les oreillettes des trois individus, puis un bruit étrange, à la frontière entre un bruit de liquide et un sifflement. Ils étaient tous les trois dehors dans le froid matinal, et leur acolyte buvait tranquillement un café, à l'abri de son vieux taxi. Puis une voix calme et chaude leur répondit finalement, passé un léger silence.

-        Bien sûr que tu peux Ed, si tu veux.

Ed plissa les yeux, se tournant vers la jeune femme et le vieil homme comme pour leur demander silencieusement leur avis. Ce dernier s'appuya un peu plus sur sa canne pour permettre à la femme de se libérer de son poids, et le remerciant d'un sourire, elle s'approcha pour poser sa main sur l'épaule d'Ed.

-        Mr Martin ne nous aurait pas dit d'attendre sans une bonne raison, tu ne devrais pas...

-        Bien sûr que je le sais, Nora! Tu me prends pour qui?

-        Ed, ça va bien se passer.

Il expira à fond, et baissa les yeux devant le regard confiant de Nora. Il savait au plus profond de lui qu'elle avait raison, et qu'il était en train de laisser son stress lui faire perdre ses moyens. Contre toute attente, le vieil homme se racla la gorge pour attirer leur attention à tous les deux, puis posa son regard bienveillant sur le jeune homme.

-        Mon petit Eddie, c'est normal d'être un peu perdu lors de son premier marché aux puces. Surtout que notre cher Martin et son mauvais humour ont souvent tendance à faire des siennes...

Leur oreillette se mit de nouveau à grésiller, et la voix prit un ton faussement offensé lorsqu'elle se fit entendre pour participer au dialogue du petit groupe.

-        Oh voyons, Mr Meltzer, venant de vous cela me blesse beaucoup. Vous savez que je prends nos opérations marché aux puces très à cœur.

D'une légère pulsation du doigt sur le micro couleur chair plaqué sur sa gorge, Ed prit le canal radio pour l'interrompre.

-        Mr Martin, tout ce que je veux savoir c'est si c'est dangereux pour nous de franchir la porte avant le signal d'Ariel.

-        Oh ne vous en faites pas, ça ne fait pas mal.

-        Mais?

Ed se figea un instant en voyant Nora et Meltzer lever les yeux au ciel, ayant visiblement saisi quelque chose qu'il ne pouvait pas comprendre de par son inexpérience. Mais malgré tous ses efforts, il ne pouvait tout simplement pas s'attendre à la réponse de leur chef.

-        Disons que c'est un peu mortel, par contre.

-        Vous plaisantez?

-        Malheureusement, oui il plaisante, Ed. Tout le temps. Fie toi juste aux ordres d'avant opération. Il est invivable pendant les marchés aux puces, mais on peut lui faire confiance pour le reste.

Ed se retourna vers Nora une nouvelle fois, inspirant et expirant un peu bruyamment pour garder son calme. Mais le regard un peu inquiet et désolé de cette dernière lui permit de reprendre rapidement ses moyens, et de reprendre cet air blasé qui le caractérisait le reste du temps. Haussant les épaules en s'appuyant contre un pan du bâtiment, il inclina légèrement le menton vers Meltzer.

-        Allez-y doc, distrayez moi un peu.

-        Puisque vous voulez tout savoir, mon petit, c'est un abus de langage de notre bon vieux Martin. La porte dispose d'un système électrifié intelligent, qui reconnait les gardes et autres affiliés du bâtiment. Mais il n'est pas exactement mortel. Cependant, il peut faire suffisamment de dégâts à votre corps pour vous envoyer à l'hôpital pour de longs mois. 

-        Formidable...

Nora donna un coup de coude moqueur à Ed en voyant sa mine déconfite, mais alors qu'il s'apprêtait à répliquer, faisant la moue, un grésillement familier se fit entendre, et ils se redressèrent tous un peu.

-        Comme toujours, notre petite sirène a fait des merveilles! A vous de jouer, je compte sur vous.

-        Ariel a dû réussir à faire planter le système. Ed, tu sais ce qu'il te reste à faire.

-        T'inquiètes Nora. C'est pas une serrure mécanique qui va me faire peur.

Roulant les épaules en se décollant du mur, il se dirigea droit vers la porte verrouillée mécaniquement après le crash du système de sécurité. Sortant habilement des poches à sa ceinture un petit marteau métallique et des aiguilles, il plaque son oreille contre la porte. Après quelques coups habiles, il laissa glisser de nouveau le marteau dans une poche, et effectuant une rapide rotation des aiguilles, il sentit le mécanisme céder, et un sourire se former sur ses lèvres. Du bout des doigts, il poussa la porte qui s'ouvrit sans la moindre résistance, alors qu'il se redressait.

-        Tu avais raison Nora, il est vraiment très bon.

Ed rougit légèrement devant le regard approbateur de Meltzer, et passa sa main dans ses cheveux en se retournant. Lui donnant un nouveau coup de coude complice sur le passage, Nora le dépassa, et entra prudemment dans la salle. Un rapide coup d'œil lui apprit que la salle était vidée de tout personnel, et que seul les bourdonnements des machines l'animait. Un léger sourire vint illuminer son visage devant ces dernières, alors qu'elle s'approchait pour les caresser du bout des doigts.

-        Ca c'est du bon matériel... Avec ça ils doivent pouvoir générer les meilleures ondes de tout le pays!

-        Te laisse pas distraire sœurette, on est pas là pour le tourisme scolaire.

-        Gna gna gna, moi je sais ouvrir les portes mais je sais pas apprécier ces magnifiques beautés à leur juste valeur.

-        Si tu passais moins de temps à sourire à tes machines, t'aurais peut être pas besoin de m'appeler moi pour faire tes soudures.

-        Si tu passais moins de temps à faire tes soudures, t'aurais peut être pas besoin de m'appeler moi pour trouver un vrai job.

-        Ok, tu marques un point. Mais compte sur moi pour le prochain round. Carte 50B ou Set32?

-        Set32, il nous faut du lourd pour cette fois.

Pendant que les deux jeunes s'affairaient autour de la machine principale, Meltzer explorait les bureaux à la recherche de la moindre documentation possible. S'appuyant à peine sur sa canne, on pouvait voir ses yeux briller devant les étagères remplies de puces électroniques dernier cri, et il avait du mal à ne pas se laisser distraire. Sa seule et unique passion au cours de toutes ces années restait ces fameuses puces électroniques d'or et de chrome qui luisaient paisiblement dans les bacs des étagères. Il s'en considérait le père, et il avait pu voir d'un œil bienveillant leurs premiers pas et balbutiements un peu hésitants, puis leur véritable révolution qui les avait envoyées au devant de la scène et dans toutes les chaumières, des plus aisées au plus modestes. Jusqu'à ce qu'ils aient franchi la ligne.

Une lueur de tristesse passa dans son regard, et son pas redevint plus fragile, alors qu'il se remémorait ces jours. Il se souvenait du grand conseil sur les puces TEC, une technologie qui se disait prête à révolutionner le monde tel qu'on le connaissait, pour le rendre enfin parfait. Il y avait siégé en tant que spécialiste, et père fondateur de la technologie. Et à l'époque, il avait voté pour. C'était peut être de toute sa vie son plus grand, et plus fracassant regret. Les puces TEC, pour Technically Advanced Controllers, avaient rempli leur part du contrat: rendre le monde plus sûr, plus fiable, plus optimisé. Mais elles avaient fait bien plus encore. Elles étaient allées trop loin.

Réalisant qu'il avait presque oublié de respirer pendant sa réflexion, Meltzer toussa bruyamment, d'une toux rauque et douloureuse, puis rassurant les deux jeunes d'un signe de la main, continua sa recherche. Arrivé au dernier bureau, il releva la tête vers les étagères, fronçant les sourcils d'un air perplexe. Il s'agissait du centre officiel des tours TEC, et pourtant il n'avait pu mettre la main sur aucune de ces précieuses fiches spécifiant les composants et mises à jour de ces puces? Elles auraient dû être entassées par dizaines ici, au vu du nombre de tours qui ornaient désormais les quatre coins du pays.

Nora observait d'un air concentré Ed griller les composants qu'elle lui avait indiqués, et installer précautionneusement les nouveaux qu'elle lui tendait au fur et à mesure. Elle avait beau adorer chaque petite pièce de ces belles et grandes machines, elle était bien contente que son frère puisse effectuer les soudures à sa place, et se tenait à bonne distance des étincelles, un sourire crispé aux lèvres. Mais alors qu'elle achevait les réglages sur le tableau de bord, elle remarqua l'agitation de Meltzer, et sa main tremblante qui fouillait nerveusement les quelques feuilles qu'il avait rassemblées. Son regard redevint soucieux, et posant la main sur l'épaule d'Ed, elle lui signala silencieusement le problème, et ils rejoignirent le vieil homme prudemment.

-        On a presque fini, Meltzer. Vous êtes sûr que ça va?

-        Oui oui bien sûr, je vérifiais juste, je...

-        Doc, qu'est-ce qui se passe?

-        Je... Quelque chose ne va pas, ils auraient dû... les spécifications...

-        Ce n'était pas prévu... J'appelle Mr Martin.

Alors qu'elle se retournait et tendait la main vers son micro pour lancer la communication, Nora se figea net, et les autres se retournèrent d'un même mouvement vers la porte. Ariel s'y trouvait, visiblement de mauvaise humeur, alors que les gardes et Tifannie les regardaient avec de grands sourires, pas le moins du monde surpris de les trouver là. La réceptionniste s'avança de quelques pas vers eux, les bras écartés, puis leur adressa un sourire moqueur.

-        Félicitations! Vous avez réussi votre dernière mission! Quel dommage qu'elle ne puisse avoir aucune conséquence cette fois...

-        Ariel, qu'est-ce qui s'est passé?

Nora se mordit la lèvre avec inquiétude en voyant Ariel détourner amèrement le regard sans lui répondre. Elle se retourna alors d'un air sombre vers la femme qui se tenait devant elle, et lui barrait de toute évidence la sortie. Elle voulut s'avancer pour lui faire face, bien décidée à ne pas se laisser faire, mais une main sur son épaule l'arrêta net, et elle fit volte-face pour se retrouver face à son frère. Elle sentit toute son assurance se fissurer devant le regard désemparé de son frère, et d'un nouveau coup d'œil vers leurs ennemis, finit par se rendre à l'évidence. Ils avaient su exactement où les trouver, et étaient une bonne vingtaine de gardes bien entraînés, face à leur petit groupe certes qualifié, mais inoffensif dans ce genre de situation. Ils étaient coincés cette fois, et c'était bel et bien leur dernière mission.

-        Si vous voulez tout savoir, même si je dois lui reconnaître son très joli sourire, votre amie Ariel manque cruellement de finesse quand il s'agit de son jeu d'acteur.

Le rire de Tiffanie résonna dans la salle, couvrant le bruit des machines, mais le petit groupe la regardait en silence, d'un air sombre et dramatique, mais qu'ils espéraient rester ferme et déterminé. Seuls les gardes semblaient s'amuser autant qu'elle, et savourer leur victoire après de si longs mois d'affrontement anonyme.

-        Entre nous, vous nous avez donné du fil à retordre, il faut vous le reconnaître. Comment aurions-nous pu deviner que le fondateur même de nos précieuses puces, Arold Meltzer en personne, s'associerait à une bande de délinquants pour désactiver leurs puces de localisation, et lancer des pseudo-opérations pour griller les puces des honnêtes citoyens?

-        Ca s'appelle des "marchés aux puces", jeune femme. Et je n'ai jamais été aussi fier de faire partie d'une telle mission.

Le sourire de Tiffanie disparut alors qu'elle dévisageait Meltzer, qui la défiait du regard en tenant sur sa canne d'une main tremblante. Elle plissa les yeux en les détaillant de nouveau un par un, et croisa les bras, les toisant du haut de son uniforme.

-        Charmant... Alors, si je ne m'abuse, nous avons donc notre très chère Ariel Hanson, Arold Meltzer, et Nora Kadson. Ah oui, et son jeune jumeau, Eddie, c'est bien ça? Décidément, Martin est tombé bien bas pour aller jusqu'à recruter des adolescents en manque de sensations fortes. Mais votre petite organisation s'arrête là. Vous êtes tous en état d'arrestation, et accusés de sabotage et espionnage industriel, ceci bien évidemment sans compter les millions d'euros de préjudices physique et moral envers les victimes.

-        Vous avez parlé de Martin. Mais il n'a rien fait, il n'avait fait que son travail de taxi. Vous ne pouvez rien lui reprocher.

Tiffanie se retourna devant le ton dur et sec d'Ariel, et esquissa un sourire, inclinant la tête sur le côté. Devant sa réaction, Ariel sentit son sang se glacer, alors que la réceptionniste s'approchait d'une démarche souple et féline. Elle se pencha jusqu'à ce que son visage se retrouve à quelques centimètres de celui d'Ariel, mais cette dernière ne broncha pas, soutenant son regard malgré son malaise.

-        Oh, pauvre chérie. Il aurait pu effectivement échapper à nos filets. Dommage que dans sa fuite, il ait heurté ce poteau. Trop vite, j'imagine, mais sa voiture était sûrement trafiquée. Les taxis n'explosent pas comme ça, pour si peu, normalement.

-        E-exploser?

-        Il était trop tard pour le sortir de là. Rends-toi à l'évidence, chérie, ton héros ne participera pas à votre condamnation.

Lorsque Tiffanie se recula, elle observa avec une certaine satisfaction les larmes couler sur les joues d'Ariel, et ses lèvres trembler alors que son cerveau encaissait lourdement la nouvelle. Les autres n'étaient pas en reste, et Ed dut retenir à la fois Nora et Meltzer, qui pris d'un éclat de désespoir et de rage, avaient tenté de s'élancer vers Tiffanie pour faire disparaître son sourire moqueur de son visage. Les larmes coulaient sans discontinuer de leur visage, mais sans même leur laisser le temps de faire leur deuil, la réceptionniste frappa deux fois dans ses mains, et se tourna vers les gardes.

-        Allez, conduisez nos chers amis aux voitures! Je suis sûre qu'ils sont impatients de découvrir leur cellule. Ca fait depuis longtemps qu'elle les attend, en tout cas!

Aussitôt, les gardes s'élancèrent vers eux, et les séparèrent sans ménagement, ignorant les coups de Ed qui tentait de défendre sa soeur, et les cris d'Ariel qui les suppliaient d'arrêter, tous les deux en vain. Ed fut immobilisé par trois des gardes les plus robustes, et les autres portèrent Nora, Meltzer, et Ariel jusqu'aux voitures. Même le vieil inventeur n'eut pas le droit à un traitement de faveur, et ils faillirent lui déboiter l'épaule en tentant de lui arracher sa vieille canne. Les regardant se débattre jusque dans les voitures, Tiffanie esquissa un sourire de la façade du bâtiment, et amena un talkie-walkie à ses lèvres.

-        Mission accomplie, chef.

 

La nuit tombait à peine, mais étant donné le peu de lumière qui parvenait jusqu'à leur cellule, ils l'avaient à peine remarquée disparaître. Ed et Nora étaient assis l'un contre l'autre contre le seul mur de la cellule, ou ce qu'ils appelaient la "cage", et Nora avait posé sa tête contre l'épaule de son frère. Les larmes avaient laissé de longues marques sombres sur ses joues, et si son frère triturait machinalement un morceau de ferraille qu'il avait pu trouver dans la cellule, c'était sans grande conviction. Ses doigts étaient douloureux, et gercés par le froid et le métal rugueux, mais il ne renonçait pas, et les cernes sous ses yeux exprimaient sans grande difficulté le nombre d'heures qu'il avait passé à essayer de tordre le bout de métal pour crocheter la serrure.

Ariel se tenait dans un coin de la cellule, assise contre le mur, mais ses longs doigts fins refermés sur les barreaux métalliques rouillés de leur cage. Elle n'avait pas prononcé un mot depuis leur arrivée, et ils savaient qu'elle avait pleuré au moins autant qu'eux, même si elle ne l'admettrait pas. Seul Meltzer gardait ce petit sourire serein qu'il avait toujours, malgré la gravité de la situation, et se tenait debout près de la porte, regardant passer le garde dans ses allées et venues.

Au bout de ce qui leur sembla être une éternité, Ariel fit crisser le métal sous ses ongles, et se retourna lentement vers eux. Son maquillage avait coulé, lui donnant un air encore plus tragique et effondré. Mais son regard fatigué demeurait dur et déterminé.

-        Je ne peux pas croire qu'il soit mort. Il a forcément dû s'en sortir. Peut être que... peut être qu'il est sorti de la voiture sans qu'ils ne le voient? Ou qu'il a survécu aux flammes?

-        Ariel, c'est une explosion. Martin n'est qu'un homme, un père de famille un peu cinglé et charismatique, je te l'accorde, mais ce n'est pas un dieu. Personne ne peut survivre à une explosion.

Les regards rougis par la fatigue et les larmes de Nora et Ariel s'affrontèrent un instant, mais Ariel finit par détourner le sien pour le plonger de nouveau vers l'obscurité des cellules voisines.

-        Je lui fais confiance. Martin ne m'aurait jamais envoyée dans une mission dont il savait qu'on ne pourrait pas revenir.

-        Il ne pouvait pas savoir qu'ils arriveraient à traquer le signal de nos fausses puces. C'est de la folie. Ils ont réussi à l'isoler parmi celui des milliards d'autres habitants. Personne n'aurait pu le prévoir, pas même lui.

-        Et pourquoi pas? Il a bien réussi à nous réunir nous, et on a quand même saboté une cinquantaine de tours, grâce à lui!

-        Quelle différence? On va tous mourir de toute manière!

Les deux filles se retournèrent vers Ed, qui venait de jeter brutalement son morceau de ferraille à travers les barreaux. Baissant le regard, il essuya de sa manche les larmes qui commençaient à perler au bord de ses yeux, laissant Nora prendre doucement sa main dans la sienne. Il n'avait pas le courage de la regarder, mais il savait déjà ce qu'il y aurait vu de toute manière. De la tristesse, de l'inquiétude, et luisant dans son regard... du désespoir. Ils avaient été tous condamnés à mort comme terroristes majeurs de leur société bancale. Rien ni personne ne pourrait les sauver de leur sort.

Doucement, Nora se tourna vers le seul d'entre eux qui était resté calme et paisible depuis leur arrivée. Meltzer tenait délicatement sa canne entre ses mains, et s'était finalement assis face aux barreaux, qu'il frôlait presque. Les quelques jours passés en cellule l'avaient considérablement affaibli, et elle devinait sa silhouette famélique sous ses vieux vêtements.

-        J'admire votre courage, Meltzer. Je ne sais pas comment vous faites pour... vous savez.

-        Ma pauvre petite Nora... J'ai vécu bien trop longtemps de toute manière. Et je suis tout simplement heureux d'avoir pu lutter contre ce fléau ces quelques années, à vos côtés. Ca ne rattrapera jamais les erreurs de mes arrogantes jeunes années... mais je le vois comme mon humble contribution, et cela me suffit pour partir en paix.

Il y eut un silence, ponctué par les reniflements de Nora dont les pleurs silencieux avaient repris après la déclaration de Meltzer. Lentement, Ariel se tourna vers lui, et tapant les barreaux du bout de ses doigts, elle prononça ces mots d'une voix morne et vide:

-        Martin était juste un père de famille, comme vous l'avez si bien dit. Un peu cinglé, et un peu charismatique. Mais c'était surtout un homme bon, et simple. Il m'a raconté qu'il avait toujours été pour l'utilisation des puces: plus de sécurité pour tout le monde, seuls les fautifs étaient punis, et la justice était dès lors bien plus directe. Jusqu'au jour où... ils ont installé le dispositif de correction. Ce magnifique petit dispositif, vous savez, celui destiné aux enfants qui décrochent? Un principe tout simple, des petites décharges électriques lorsque l'enfant joue au lieu de faire ses devoirs, rêvasse au lieu de travailler en cours...

Elle marqua une légère pause, son regard fatigué plongeant vers le sol comme pour échapper à l'histoire qu'elle s'était résolue à leur raconter.

-        Les enfants de Martin étaient comme tous les enfants: ils préféraient jouer, et repoussaient au maximum leurs devoirs, quitte à parfois les rendre en retard, ou pas du tout. 18 décharges par jour en moyenne. Martin a jamais pu supporter de les voir souffrir. C'est à partir de là qu'il a contacté Meltzer pour les puces factices. Il aurait pu s'arrêter là, après tout, ses enfants étaient sauvés, c'était tout ce qui comptait. Mais pas pour lui. Lui il voulait sauver tout le monde. Et moi...

-        Ariel, je suis désolée.

-        Ne le sois pas. Il est toujours en vie. Il est le seul qui ait jamais cru en moi, et quoi qu'il arrive, je croirai en lui.

-        Il nous a tous traînés à notre perte, et tu le vois comme un héros.

La voix dure et froide d'Ed avait retenti dans la cellule, alors qu'il serrait toujours la main de sa soeur entre les siennes. Malgré son ton résolu, on pouvait percevoir la rage et la peur dans sa voix, dans les quelques moments où elle se brisait légèrement. Ariel le regarda droit dans les yeux, et son regard se fit lui aussi sombre et acide.

-        Ma perte? Perte de quoi, de la vie? Avant qu'il ne me prenne à sa charge, je passais mon temps à rouler après les aides et les petits boulots, et je n'y ai toujours trouvé que des portes que je ne pouvais pas ouvrir. Je n'avais rien à perdre. Mais pas vous, pas vrai?

Elle toisa les jumeaux avec une certaine amertume, laissant ses doigts se poser sur ses longues jambes fines. Alors que Nora et Ed se concertaient du regard, désemparés, elle finit par détourner le regard avec un soupir, et entreprit de retirer ses chaussures à talon qui de toute manière ne lui avaient rien apporté, sinon des problèmes. La séduction avait totalement échoué, puisque les gardes et la réceptionniste avaient visiblement été prévenus de leur arrivée, et à cause de ces chaussures, elle avait failli se briser la cheville dans son fauteuil roulant. Ses jambes déjà trop longues pour le vieille chaise lui avaient déjà posé un certain nombre de problèmes, mais en plus de ça, les talons frottaient presque sur le sol si elle n'y prêtait pas attention. Encore un des nombreux cadeaux que la vie lui avait offert, de toute évidence, celui de ne pas pouvoir porter ce qu'elle voulait sans risquer sa vie. Elle les laissa tomber de l'autre côté des barreaux, sans même prendre l'effort de chercher à les lancer, et se détourna de nouveau d'elles lorsque la voix douce et légèrement éraillée de Nora se fit entendre à son adresse.

-        J'ai été stupide. Je voulais juste une occasion d'être utile, de pouvoir voir des machines, et résoudre les casse-tête de leurs systèmes un peu plus complexes que ce que je connaissais. Et puis, on essayait d'aider les gens, c'était quelque chose de bien. J'aurais juste jamais dû embarquer Ed là-dedans.

-        Tu m'as embarqué de rien du tout, c'est moi qui t'ai demandé de me trouver une place! Je savais ce qu'on risquait, Nora, et toi aussi. On espérait juste que ça arriverait jamais, et... des fois espérer ça suffit pas, c'est comme ça.

-        Têtu jusqu'au bout, toi...

-        Il faut bien qu'on se ressemble pour quelque chose.

Les deux filles esquissèrent un sourire malgré elles, et Nora colla un peu plus sa tête dans le cou d'Ed, fermant les yeux. Ce dernier posa doucement sa tête sur la sienne, et sourit malgré lui, en sentant son souffle chaud devenir plus régulier, signe qu'elle sombrait dans le sommeil. Levant la tête vers le seul puits de lumière du bâtiment, qui diffusait la lumière faible de la lune, il plissa les yeux. Pour finalement les fermer à son tour.

 

A l'aube, les gardiens les retrouvèrent tous les quatre blottis les uns contre les autres, et profondément endormis. Mais encore une fois, ce fut sans ménagement qu'ils les réveillèrent en tapant d'un coup sec sur les barreaux avec leur matraque. Après les quelques balbutiements de protestation sous le coup du réveil, le silence envahit de nouveau la cellule, alors qu'ils réalisaient. Cela faisait bientôt une semaine, et ils étaient samedi. C'était le jour de leur exécution.

On leur avait déjà expliqué à quoi ils devaient s'attendre. Pour des terroristes comme eux, pas de témoin, de cérémonie, ou d'exécution publique. Ils allaient être tués sommairement, abattus d'une seule balle, contre un mur, pour respecter les traditions installées ces dernières décennies. Ni gloire ni reconnaissance, ils devaient mourir dans l'ombre, et leur nom serait à peine évoqué dans les jours à venir. Mais de toute manière, ce n'est pas comme si ça pourrait beaucoup les affecter, une fois supprimés de ce monde.

 Ils eurent au moins la décence de rendre à Ariel sa chaise roulante le temps de se rendre jusqu'au mur du bâtiment où l'exécution devait avoir lieu. Malgré l'angoisse et l'ambiance pesante qui régnait, alors que le soleil apparaissait à peine à l'horizon, ils s'entraidèrent sans la moindre hésitation sur le chemin. Ed poussa lentement la chaise d'Ariel, qui à force de refuser de manger leurs maigres rations, était beaucoup trop faible pour se déplacer seule, et Nora quant à elle soutenait Meltzer, qui tenait à peine debout après les épreuves qu'ils avaient endurées, tous les quatre.

Mais une fois arrivés au mur, le silence se brisa sous les cris des quelques gardes qui les escortaient, leur ordonnant de se séparer, et de se positionner face au mur. Trop paralysés par la peur pour obéir, ils furent conduits brutalement jusqu'au mur de béton froid, et plaqués contre ce dernier, contraints de garder les mains levées au dessus de la tête. Ils entendirent leur bourreau arriver d'un pas sec et pesant, et purent voir du coin de l'œil une silhouette masquée, vêtue entièrement en noir, une arme à feu lourde à la main. Il s'arrêta devant eux, et le silence retomba quelques secondes sur la cour.

-        Gardez bien les mains en l'air, et ne bougez pas!

Ils tentèrent tous de raffermir un peu leur position, malgré leurs membres qui tremblaient sous la pression de la situation. La peur les tétanisait toujours, et les larmes roulaient de nouveau le long de leurs joues, sans discontinuer. Nora et Ed plus particulièrement avaient eu mal à rester silencieux, chacun à un bout du peloton d'exécution, sanglotant à l'idée que leur jumeau soit forcément le premier à être assassiné froidement par cet homme qui les toisait. Ce dernier chargea son arme avec un cliquetis métallique, et d'une voix rauque qui leur laissait deviner un sourire, il s'adressa une dernière fois à eux.

-        Ne vous en faites pas... ça ne fait pas mal.

Perçant le silence presque religieux qui avaient suivi ces derniers mots, Ariel laissa échapper un rire nerveux, souriant à travers ses larmes. Alors qu'ils fermaient les yeux, tous sentirent un sourire leur monter aux lèvres, le front appuyé contre le mur gelé. Puis la première détonation vint de nouveau rompre le silence.

A l'autre bout de la ville, une jeune femme assise à son bureau sirotait tranquillement un café quand une série de coups de feu lui fit relever les yeux de ses papiers. Un léger sourire en coin vint éclairer son visage, alors qu'elle posait la tasse sur le bureau, et prenait les clés sur son bureau, se dirigeant vers la sortie. Jetant un dernier regard derrière elle alors qu'elle sortait de l'immense bâtiment vitrifié, Tiffanie amena de nouveau son talkie walkie à ses lèvres.

-        Bien joué, chef.

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