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Encre Nocturne   

Le marché aux puces - Version raccourcie [TP]

Tifani | Publié le mer 1 Aoû 2018 - 14:06 | 1136 Vues

Il s'agissait d'une de ces matinées où la brume donne un aspect presque irréel aux environs, et enveloppe la ville de sa fraîcheur. Ariel triturait sa boucle d'oreille du bout des doigts, regardant les bâtiments défiler dans le taxi, les yeux mi-clos. Lorsqu'il s'immobilisa finalement devant la tour qui surplombait les autres de sa hauteur, un demi-sourire vint éclairer son visage. Une belle journée en perspective.

Remettant un peu en place sa robe, elle se glissa à l'extérieur, laissant frotter le bout de ses chaussures aux talons un peu trop hauts sur le trottoir. Elle avança de quelques mètres, puis se retournant, adressa un sourire éclatant et un signe de la main au conducteur. L'homme baissa légèrement ses lunettes sur son nez, et haussant un sourcil, esquissa un sourire à son tour. Inclinant la tête en avant pour la saluer, il redémarra son véhicule, et s'éloigna jusqu'à disparaître au détour d'une ruelle.

Elle remit machinalement une mèche de cheveux derrière son oreille, puis sans attendre, se dirigea vers les grandes baies vitrées de la tour. Elle était de loin la plus impressionnante des tours d'émission des réseaux TEC qu'elle avait eu l'occasion d'approcher, et pour cause. Les autres n'étaient au final que des relais secondaires pour ce signal qu'elle connaissait par cœur. Peut-être était pour cela que contrairement aux autres, la majorité de ses employés étaient des gardes, passant le temps comme ils le pouvaient dans l'immensité de la salle d'accueil. Depuis que les visites de l'édifice avaient été toutes annulées jusqu'à nouvel ordre, après les attaques terroristes récentes, leur travail devait être bien plus monotone et morne. Mais elle était bien décidée à l'éclairer pour quelques heures.

Elle s'immobilisa devant la porte, les regardant se concerter quelques secondes, alors qu'elle leur souriait doucement de l'extérieur. Ils n'attendaient aucun visiteur, et avaient reçu l'ordre de ne laisser entrer personne, mais pourtant, ils vinrent lui ouvrir assez rapidement la porte, avec un sourire un peu hésitant. Elle sentait les regards peser sur sa robe rouge qui dévoilait ses longues jambes fines, et sur ses cheveux bouclés qui dépassaient allègrement ses épaules nues. Mais son sourire se renforça, alors qu'elle avançait nonchalamment vers le bureau de l'accueil. Elle arrêta son fauteuil roulant en face de ce dernier, et la réceptionniste se pencha un peu sur son comptoir pour la dévisager, visiblement partagée entre la surprise et la confusion. Pendant quelques secondes, Ariel sentit son assurance et son sourire s'effacer un peu. Elle avait espéré pouvoir s'appuyer presque entièrement sur la séduction pour pouvoir contourner les règles en entrant ici. Ce détail n'était pas prévu, et elle sentait la situation lui échapper.

Son sourire se fit un peu plus forcé, alors qu'elle attendait patiemment une réaction de la réceptionniste. Cette dernière finit par esquisser un sourire légèrement crispé, mais qui fut plus que suffisant pour détendre Ariel. Elle fit un signe de la main aux gardes pour qu'ils s'éloignent et les laissent discuter en tête à tête, mais si certains obéirent à contrecœur, le plus grand nombre fit mine de ne pas comprendre, restant obstinément aux côtés de la belle jeune femme. La réceptionniste les ignora avec un soupir, puis d'un geste souple, activa un mécanisme sous le comptoir. Il descendit brusquement d'un demi mètre, et la réceptionniste abaissa son siège d'un même mouvement, pour se retrouver à la hauteur d'Ariel.

Alors qu'elle s'appuyait sur le bureau, son sourire se fit plus confiant, et passé la surprise, Ariel sentit le sien devenir plus sincère, dévoilant ses dents. C'était la première fois que qui que ce soit prenait la peine d'utiliser les dispositifs encore balbutiants destinés aux personnes à mobilité réduite. Et ce, dans le cas présent, alors qu'elle n'était même pas invitée par la société. La réceptionniste glissa son stylo derrière son oreille, et croisant les bras sur le bureau, se pencha un peu vers Ariel.

-        Miss Stanley, mais vous pouvez m'appeler Tiffanie. Vous allez peut être pouvoir m'éclairer sur quelques points. Que vient donc faire une si belle jeune femme ici?

Ariel rougit un instant, prise au dépourvu, mais tentant de reprendre contenance, garda un sourire qu'elle espérait assuré. Il fallait voir le bon côté des choses, elle pouvait de nouveau se reposer entièrement sur la séduction. Glissant de nouveau une mèche de cheveux derrière son oreille aussi lentement que possible, et inclinant la tête sur le côté en plissant les yeux, elle prit son plus beau sourire, et sa voix la plus douce et chaleureuse.

-        Enchanté Tiffanie, je suis Ariel Hanson, mais vous pouvez m'appeler Ariel.

Elle ponctua sa présentation par un clin d'œil, auquel la réceptionniste ne parut pas indifférente, puis prit un air profondément bouleversé, comme si tout le poids du monde venait de s'abattre sur ses épaules.

-        Depuis toute petite, j'ai toujours rêvé de voir les tours TEC, elles ont toujours été mes préférées. Et j'ai assisté à toutes les visites depuis que j'ai l'âge légal! Vous pouvez dire que je suis... une fan, en quelque sorte. Et il n'y a qu'une seule tour que je n'ai jamais pu visiter encore. Mais maintenant que l'amendement de sécurité a été voté...

Elle laissa sa voix se briser dans un murmure, et toute la petite assemblée sembla s'effondrer avec elle, leurs yeux devenant humides. Elle surprit même un reniflement dans son dos, provenant de l'un des gardes un peu sensible. Tiffanie déglutit pour reprendre un visage plus neutre, et esquissant un sourire teinté de tristesse, se pencha sur le comptoir pour poser la main sur l'épaule d'Ariel, et lui faire relever les yeux vers elle.

-        Je comprends ce que vous voulez dire... Mais ne vous laissez pas abattre aussi facilement, Ariel! Après tout, personne n'est au courant que vous êtes ici, on peut peut-être s'arranger pour...

-        Oh, Tiffanie, ce serait le plus beau cadeau d'anniversaire qu'on m'ait jamais fait!

Ariel s'était avancée pour prendre les mains de Tiffanie dans les siennes, la prenant au dépourvu, et elle sentit la jeune réceptionniste devenir écarlate. Elle sembla perdre un peu ses moyens devant le regard d'Ariel braqué sur elle, et son grand sourire enthousiaste, et finit par céder, balbutiant un peu.

-        Bien sûr! Si c'est votre anniversaire en plus, je ne peux pas vous refuser une petite visite de notre établissement. Après tout, vous êtes notre plus grande fan, pas vrai?

Ariel sentit une joie sincère l'envahir à cette annonce, et son visage s'illumina, alors qu'elle lâchait un rire. Elle retira ses mains, se reculant un peu pour s'adresser à Tiffanie et à chacun des gardes en les regardant tour à tour dans les yeux.

-        Oh, vous êtes tous charmants! Je ne sais vraiment pas comment vous remercier!

Elle sourit devant les murmures timides des gardes, qui lui disaient tous qu'ils ne faisaient que leur travail, et qu'elle n'avait pas besoin de les remercier. Riant doucement avec eux, elle passa de nouveau sa main dans ses cheveux, glissant ses doigts jusqu'à sa boucle d'oreille factice. Puis elle activa le détonateur.

 

Ariel avait eu l'occasion de visiter des dizaines et des dizaines de tours, des plus vétustes aux plus chromées, mais nulle ne pouvait rivaliser avec la tour TEC primale. Dans la salle principale, à l'abri de l'extérieur par de lourdes cloisons en béton renforcées, des machines luisantes et sophistiquées ronronnaient tranquillement. Si elle n'avait pas su à quoi elles servaient, Ariel les aurait presque trouvées attachantes, avec leurs formes par endroits arrondies et lustrées, par endroits dures et cubiques. Et pourtant, elle était là pour les détruire pour de bon.

Profitant du fait que Tiffanie, trop prise dans ses explications, n'ait pas remarqué qu'elle s'était laissée distancer par les gardes, elle activa le minuscule micro couleur chair accroché à sa gorge du bout des doigts.

-        Martin, vous m'entendez? Vous pouvez me confirmer que le détonateur a bien désactivé la sécurité?

-        Ne vous en faites pas, vous pouvez y toucher, ça ne fera pas mal.

-        Vous confirmez? Ou c'est juste une autre plaisanterie?

Devant son ton un peu plus dur et sec, l'homme laissa échapper un soupir, et elle le visualisa presque se masser l'arrête du nez du bout des doigts, sa tasse de café à la main, dans son taxi.

-        Oui Ariel. Le champ électrique a été désactivé. Vous pouvez y aller.

-        Merci chef.

Sans attendre, elle fit pivoter les anneaux de son bracelet, et ce dernier émit une légère lueur bleutée, signe qu'il s'était mis en fonctionnement. Posant ses doigts sur la machine principale, elle laissa le dispositif se mettre en charge, son bourdonnement passant inaperçu parmi celui des machines. Une unique décharge suffirait à griller les composants les plus fragiles et complexes, et neutraliser le système en son cœur même. Et bientôt, le signal même cesserait d'être diffusé et d'alimenter les puces que portait le petit milliard d'habitants.

Alors qu'elle était concentrée sur la machine, Ariel sentit subitement un souffle dans son cou, et tous ses muscles se tétaniser. Elle était tellement prise dans sa mission qu'elle en avait totalement oublié qu'elle n'était pas tout à fait seule... et malheureusement pour elle, Tiffanie l'avait quant à elle bel et bien remarquée.

-        C'est un très joli bijou que tu as là, n'est-ce pas?

Ariel déglutit péniblement, sentant la sueur perler sur son front, mais se retourna avec un sourire qu'elle voulait convaincant. Elle sentait le silence et le regard de Tiffanie peser sur elle, comme si la machine elle-même venait de s'abattre sur ses épaules.

-        Il s'agit d'un cerrus 32B, il paraît qu'il arrive à détecter si les composants sont bien des TEC, ou si c'est des copies. Excusez-moi, je n'ai pas pu résisté, je sais que ce n'est pas très légal...

Sa bouche asséchée par le stress rendait sa voix un peu fragile, et pendant quelques secondes, elle sentit son assurance évaporée sous le regard intense de la réceptionniste. Cette dernière se recula un peu pour la laisser s'éloigner de la machine, et même si son sourire était devenu bien moins enjoué, elle continua comme si de rien n'était.

-        Nous arrivons maintenant dans l'entrepôt des puces TEC 54, la toute dernière version de ces magnifiques puces qui nous tiennent compagnie depuis toutes ces années. Pouvez vous me rappeler à quoi elles servent, Ariel?

-        Oh, je... oui, bien sûr. Les puces TEC, pour Technically Enhanced Controllers, sont une génération de puces destinées à être implantées sur les citoyens du pays. Elles n'ont cessé de subir des améliorations depuis, mais leur but reste plus ou moins le même: contrôler la localisation des porteurs, pour restreindre l'accès aux zones qui ne leur sont pas autorisées, et détecter plus facilement des comportement illégaux.

-        Exactement! Vous vous y connaissez vraiment. Quel dommage que vous n'ayez pas approfondi un peu plus vos recherches... vous auriez su que les cerrus ont été retirés de l'usage public depuis des années.

Ariel sentit son cœur battre fébrilement dans sa poitrine, alors que le regard sombre de Tiffanie se posait une nouvelle fois sur elle. Cette fois, son sourire était tout simplement glacial, et elle sentait le piège se refermer lentement mais définitivement sur elle. Tout à coup, l'ambiance de la pièce ne lui paraissait plus chaleureuse, mais sombre et menaçante, et même les machines semblaient lui barrer la route vers la sortie. Mais de toute manière, elle n'aurait pas pu aller bien loin. Elle ferma lentement les yeux, ses épaules s'affaissant alors que Tiffanie s'approchait d'elle.

-        Ariel Hanson, associée à Mr Simon Martin depuis bientôt 5 ans, si je ne m'abuse. Responsables à eux deux du sabotage de près de 53 tours TEC secondaires, et de la destruction d'environ trois millions de dollars de matériel et puces implantées. Si j'avais su que vous auriez l'audace d'essayer de saboter la tour TEC primale sous mon nez, je n'y aurais pas cru.

-        Je ne vois pas de quoi vous voulez parler.

-        Oh allons, ne soyez pas aussi déçue, ma chérie. Vous nous avez donné du fil à retordre, tous les deux. Mais on pourrait peut être s'arranger. Donnez moi les noms de celui qui vous a fabriqué vos puces factices, et je vous laisserai peut être partir.

Ariel tressauta légèrement lorsque Tiffanie posa fermement sa main sur son épaule, penchée sur elle avec un sourire qui se voulait rassurant. Elle baissa lentement les yeux. Elle connaissait la loi, et les peines qu'ils encourraient tous pour avoir commis tous ces actes de résistance et de terrorisme. La peine capitale, pure et simple. Mais même si elle parvenait à y échapper en trahissant les autres... ils connaissaient son identité. Elle ne leur échapperait jamais vraiment. Et sa vie déjà chaotique de par son handicap deviendrait un véritable enfer. Elle releva lentement ses yeux fatigués, affrontant le regard de la réceptionniste.

-        Les opérations marché aux puces sont ma seule et unique responsabilité. J'ai uniquement utilisé Martin comme taxi. Et c'est moi qui ai confectionné les puces factices. Vous avez ce que vous voulez.

-        Les "marchés aux puces"? Charmant. C'est vraiment touchant de vous voir défendre votre acolyte, miss Ariel. Dommage que dans sa fuite, il ait heurté ce poteau. Trop vite, j'imagine, mais sa voiture était sûrement trafiquée. Les taxis n'explosent pas comme ça, pour si peu, normalement.

-        E-exploser?

-        Il était trop tard pour le sortir de là. Rendez-vous à l'évidence, ma chérie, votre héros ne participera pas à votre condamnation.

Lorsque Tiffanie se recula, elle observa avec une certaine satisfaction les larmes couler sur les joues d'Ariel, et ses lèvres trembler alors que son cerveau encaissait lourdement la nouvelle. Mais sans même lui en laisser le temps, d'un signe de la main, elle indiqua aux gardes de l'emmener hors de la tour. Une fois sûre qu'ils étaient tous trop loin pour l'entendre, elle amena lentement un talkie walkie à ses lèvres, et esquissa un sourire.

-        Mission accomplie, chef.

 

Ariel était restée froide et immobile pendant tout le trajet, les yeux écarquillés par l'horreur et la peine, et n'avait pas prononcé un mot de tout le procès, continuant de pleurer silencieusement. Martin était le seul homme qui ait jamais cru en elle. Et il ne le pourrait de toute évidence plus jamais, qu'il soit vivant ou mort.

Elle avait passé la nuit à plonger son regard dans l'obscurité de sa cellule, assise en silence au fond de ce qui ressemblait plus à une cage qu'autre chose à ses yeux. Elle ne pouvait pas se résoudre à croire qu'il était mort. Ce père de famille ordinaire, qui avait réussi à les réunir tous, elle, le créateur repenti de ces puces, et un certain nombre de citoyens, pour lutter contre le contrôle autoritaire des puces TEC... il avait toujours tout prévu. Elle ne pouvait tout simplement pas croire qu'il ait disparu dans une ridicule explosion.

Lorsque les gardes vinrent la trouver à l'aube, elle était déjà réveillée, laissant glisser machinalement ses doigts contre les barreaux rouillés de la cellule. Ses chaussures à talons reposaient à côté d'elle, après lui avoir valu de presque se briser la cheville dans son fauteuil roulant. Encore un des nombreux cadeaux que la vie lui avait offert, de toute évidence, celui de ne pas pouvoir porter ce qu'elle voulait sans risquer sa vie. Elles furent laissées derrière, seules dans la cellule, lorsque leur propriétaire en fut tirée sans ménagement.

Sur le chemin du mur d'exécution, elle n'eut même pas le droit à sa chaise roulante, portée comme un vulgaire colis. Mais elle n'avait plus ni la force, ni l'envie de protester de toute manière. Ils la déposèrent dans la chaise pliante qui avait été disposée face au mur à son effet, et les cris des gardes rompirent finalement le silence, lui ordonnant de s'appuyer contre le mur, et de garder les mains au dessus de sa tête. Elle obéit sans grande conviction, levant les mains en l'air, mais la situation changea du tout au tout lorsque le bourreau arriva finalement.

Elle l'entendit arriver d'un pas sec et pesant, et put voir du coin de l'œil une silhouette masquée, vêtue entièrement en noir, une arme à feu lourde à la main. Il s'arrêta devant eux, et le silence retomba quelques secondes sur la cour.

-        Gardez bien les mains en l'air, et ne bougez pas!

Sentant la peur l'envahir de nouveau, elle ne parvint pas à retenir les larmes qui coulaient de nouveau sans retenue le long de ses joues. Elles suivaient les longues traces sombres tracées par leurs prédécesseurs, alors que sa respiration saccadée par les sanglots soulevait sa poitrine irrégulièrement. Le bourreau chargea son arme avec un cliquetis métallique, et d'une voix rauque qui lui laissait deviner un sourire, il s'adressa une dernière fois à elle.

-        Ne vous en faites pas... ça ne fait pas mal.

Perçant le silence presque religieux qui avaient suivi ces derniers mots, Ariel laissa échapper un rire nerveux à travers ses sanglots. Alors qu'elle fermait les yeux, elle sentit un sourire lui monter aux lèvres. Puis la première détonation vint de nouveau rompre le silence.

 

A l'autre bout de la ville, une jeune femme assise à son bureau sirotait tranquillement un café quand une série de coups de feu lui fit relever les yeux de ses papiers. Un léger sourire en coin vint éclairer son visage, alors qu'elle posait la tasse sur le bureau, et prenait les clés sur son bureau, se dirigeant vers la sortie. Jetant un dernier regard derrière elle alors qu'elle sortait de l'immense bâtiment vitrifié, Tiffanie amena de nouveau son talkie walkie à ses lèvres.

-        Joli coup, chef.

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