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Encre Nocturne   

Les feuilles mortes (1/12) - Seule [TP]

Tifani | Publié le ven 3 Juil 2020 - 19:24 | 261 Vues

J'inspirai profondément, la fatigue visible sur mes traits, et j'étirai un peu mes membres engourdis. J'avais toujours été seule ici, d'aussi loin que je me souvienne. Je passais toutes mes journées assise dans la pénombre de cette pièce, et j'y étais depuis tant de temps que je n'aurais pas su dire si cette salle avait seulement des murs. La brume sombre qui marquait la frontière entre mon univers et l'inconnu semblait dévorer la faible lumière dans laquelle je me tenais. Pourtant, si l'atmosphère aurait pu sembler oppressante, elle m'était familière et rassurante, comme un refuge. J'avais l'intime conviction que tant que je restais dans la lumière, je ne risquais rien.

 

Mes pensées flottaient dans cet espace, comme des reliquats de ma volonté muette, et ces échos ne troublaient qu'à peine le calme qui y régnait. J'étais habituée à leur présence, presque rassurée d'entendre ma voix résonner spontanément autour de moi. Mais ce jour-là, l'impensable se produisit.

Je me tenais là, dans le calme dans lequel flottait mes quelques pensées, quand une voix s'éleva à la suite de la mienne. Je me pétrifiai instantanément, cherchant à me persuader que mon cerveau me jouait juste des tours, mais je sentais distinctement une présence dans mon dos, confirmant mes craintes. Je finis par me retourner, et parcourus fébrilement les ombres du regard, à la recherche de la menace, en vain. Ce n'était pas mon imagination, j'en étais certaine. Cette voix qui avait critiqué mon point de vue à cet instant n'avait rien à voir avec la mienne. Elle avait beau y être sensiblement similaire, ses intonations et son timbre très proches des miens, son ton et sa manière même de s'exprimer m'étaient étrangers. J'étais sur le point de me résigner, assez dépitée, mais cherchant à me persuader que ce n'était qu'un moment d'inattention et l'expression de mes doutes. C'est alors que je sentis distinctement un sourire narquois, et qu'en me retournant d'un bloc, j'aperçus sa frêle silhouette. Elle était presque invisible, se fondant dans les ombres qui semblaient l'envelopper tout à fait. Seul son regard et le sourire glacial qu'elle m'adressait m'empêchait de détacher les yeux de ce que je devinais être son visage. Et alors je dus me rendre à l'évidence. Je n'étais plus seule.

 

Dès lors, j'avais dû m'habituer à sa présence, et à ses pas feutrés dans mon dos. Comme je l'avais pensé, j'étais à l'abri dans la lumière, où elle ne pouvait m'atteindre. Si mon domaine était ici, le sien était parmi les ombres et la brume de ténèbres dans laquelle elle semblait tout à fait à l'aise. J'aurais pu me réjouir de son existence qui venait mettre fin à ces longues années de solitude, si elle ne s'était pas attachée à ce point à me haïr. Chacune de mes décisions était sujette à protestation, et elle s'engouffrait dans le moindre de mes doutes pour m'imposer ses idées noires et sa haine du monde entier. Comme un démon sur mon épaule, elle cherchait à me faire succomber à mes hésitations et mes pulsions les plus sombres. Quand je cédais, elle en profitait par la suite pour fragiliser mon estime de moi. Toute tentative de communication était vaine, puisqu'elle ne cherchait qu'à me blesser, et ayant accès à mes pensées les plus profondes, y parvenait sans mal. Très vite, j'avais nourri une méfiance et une crainte d'elle, et notre haine était devenue partagée. Quand elle ricanait de ma timidité et de mon manque de confiance, je lui rappelais impitoyablement qu'elle n'était qu'une ombre misérable, et je pouvais sentir son amertume comme seule réponse.

 

Puis un jour, exaspérée, je finis par lui livrer la guerre. J'avais appris à ses côtés, et si elle pouvait se taire, elle ne pouvait échapper à mes mots dans cet univers. Mes paroles résonnaient jusqu'au plus profond des ténèbres, et je sentais sa peur et sa rancœur malgré son silence. Je l'interrogeai sans relâche, cherchant à lui arracher la moindre information sur son origine ou ses intentions. Je lui reprochai nos échecs et nos plus profondes souffrances, puisqu'elle avait influencé mes choix jusqu'à nous faire sombrer toutes les deux au plus bas. Pourtant, cette fois, elle se murait dans le silence, et je finis par me taire à mon tour, troublée, quand je sentis une émotion nouvelle m'envahir. Comme un poids sur mes épaules, sa tristesse m'enveloppait. Les ombres s'écartaient sur son passage, et très vite, je sentis mes yeux s'écarquiller devant l'évidence. Je l'avais faite pleurer.

 

Elle s'était avancée de quelques pas, et je reculai d'autant, horrifiée autant par son apparence que par ce que j'avais fait. Dans la lumière, je pouvais enfin la distinguer clairement. Sa silhouette, si maigre qu'elle laissait voir ses côtes à travers son haut, était recroquevillée sur elle-même. J'avais du mal à croire que l'arrogance que j'avais perçue venait de cette même personne. Ses yeux aveugles et ses cheveux courts lui donnaient un air différent, et pourtant, j'aurais reconnu ce visage et cette adolescente entre mille. Elle était moi. Elle était cruellement différente, dans un état lamentable, mais elle était moi. Elle baissa les yeux tandis que je scrutais les bleus et les coupures qui marbraient sa peau, et sa mâchoire se crispa un peu, ses larmes redoublant de force.

 

- Tu as raison, c'est ma faute. Je ne devrais même pas...

- Non, ne dis pas ça.

 

Elle avait frémi au son de ma voix, comme effrayée par la colère et la culpabilité qui y étaient perceptibles. Mais très vite, son visage s'assombrit, et je baissai les yeux instinctivement, incapable de soutenir son regard. L'air s'était refroidi de plusieurs degrés, et j'avais commis une erreur que j'étais incapable de rattraper. Maintenant qu'elle était dans mon univers, qu'il n'y avait plus de barrière entre elle et moi pour me protéger... j'étais vulnérable, à sa merci. Je la devinais sourire dans mon champ de vision, et je restais paralysée par la peur. Elle le savait, elle aussi. J'étais impuissante, prisonnière de cette conversation que j'avais provoquée.

 

- C'est pourtant ce que tu as dit, non ? C'est ma faute.

- Non, je... Pourquoi ? Pourquoi es-tu dans cet état...? Quelqu'un t'a fait du mal ?

 

Un rictus de haine parut sur son visage tandis qu'elle me fixait en silence, mais elle sembla prise au dépourvu quand elle sentit des larmes couler de nouveau le long de ses joues. Je la dévisageai quelques secondes sans dire un mot, quand l'évidence me frappa, et je reculai de plus belle, horrifiée.

 

- Non... C'est moi ?

 

Son expression changea tout à fait quand mes mots lui parvinrent, et je compris instantanément que j'avais vu juste. Elle recula d'un pas malgré elle, partagée entre la terreur et la haine devant moi. Je laissai échapper un hoquet de désarroi, portant ma main à la bouche, alors que l'idée prenait racine dans mon esprit. La douleur qui marquait son visage et tout son corps... j'en étais la responsable.

 

- Comment...? Je suis... Je suis tellement désolée...

- Qu'est-ce que ça change ?

 

Elle n'avait qu'une envie, fuir et se réfugier de nouveau dans les ombres, et en même temps, elle ne semblait pas pouvoir se résoudre à regagner cet endroit où de toute évidence je l'avais tant blessée sans même lui accorder un regard. Je séchai rapidement les larmes qui me venaient, et je me relevai pour lui faire face, ignorant son mouvement de recul. Une certaine détermination brillait de nouveau dans mon regard, face à sa défiance.

 

- Je te fais la promesse que plus jamais je ne le laisserai arriver. Je ferai tout ce que je peux pour te protéger. Mais...

 

Ma voix se brisa un peu, et je baissai les yeux, profondément désemparée. L'élan d'espoir et de courage qui m'avait animée s'était essoufflé aussi vite qu'il s'était allumé. Mais alors que je sentais l'angoisse gagner mon coeur, je notai son regard empli d'incompréhension face à mon attitude, et je trouvai à nouveau la force de faire entendre ma voix.

 

 - Mais je vais avoir besoin de ton aide... Je ne saurai pas voir si je te blesse, si tu ne me le dis pas.

 

Elle ouvrit la bouche pour répondre, furieuse, mais presque aussitôt, elle se ravisa et fit la moue, évaluant ses options et réfléchissant à ma proposition. Lorsqu'elle releva les yeux vers moi, ils étaient toujours teintés d'un peu de méfiance, mais la peur qui y était présente auparavant avait disparu.

 

- C'est d'accord. Je te le ferai savoir.

 

La bouffée de joie et d'espoir qui m'animait m'arracha un sourire. C'était tellement inespéré, un véritable bond en avant... et même sa grimace d'agacement ne parvint pas à entamer mon espoir. Je pouvais comprendre qu'elle soit réticente à coopérer avec moi de la sorte, mais j'avais le sentiment qu'elle tiendrait parole, et que je pouvais lui faire confiance, peut-être. Lorsque je repris la parole, elle me dévisageait sans la moindre animosité, et cela suffit à m'encourager dans ma démarche.

 

- As-tu un nom ?

 

Elle inclina la tête sur le côté, visiblement perplexe, et fit quelques pas instinctivement pendant qu'elle réfléchissait. Puis très vite, un sourire sans joie vint orner son visage, et elle écarta les bras sarcastiquement.

 

- Pas vraiment nan, j'avais d'autres priorités.

 

Je baissais doucement les yeux, comprenant sans mal où elle voulait en venir. Si je l'avais maltraitée de la sorte sans même en avoir conscience, pas surprenant qu'elle ait été plus préoccupée par sa survie que par la manière dont elle voulait être désignée. Mais désormais qu'elle avait une apparence aussi distincte, je ne pouvais plus me contenter de la surnommer "l'ombre". Une idée me vint lorsque j'affrontai son regard légèrement méprisant et son demi sourire, et mes yeux s'écarquillèrent tandis que cela devenait une évidence.

 

- Qu'est-ce que tu penses de Clay ?

 

Elle se figea devant mon regard empli d'excitation à cette idée, prise au dépourvu. Elle semblait véritablement troublée par ma proposition, mais pas mécontente ou furieuse, bien au contraire. Elle était... touchée. Elle reprit contenance, et ce fut avec un sérieux teinté d'incompréhension qu'elle finit par me répondre.

 

- Tu me donnerais le nom de ton personnage préféré ?

 

Je souris irrépressiblement, ce qui acheva de la décontenancer.

 

- Vous avez la même répartie toutes les deux. Et puis, je trouve que ça te va bien.

 

Elle baissa doucement les yeux, et cette fois, le sourire qui vint éclairer son visage n'avait rien de sarcastique ou de douloureux. Elle avait presque les larmes aux yeux, et pendant ce court instant, je pus percevoir tout ce que ces quelques mots pouvaient représenter pour elle. Maltraitée et oubliée comme si elle n'existait pas, le fait que je lui offre ma protection et un nom devait être bien au delà de tout ce qu'elle avait pu espérer obtenir en m'affrontant. Sans dire un mot de plus, elle se retourna et commença à s'enfoncer de nouveau dans les ombres, et mon inquiétude disparut vite quand je me souvins que c'était chez elle et que sa visite chez moi n'avait pas dû être de tout repos pour elle. Mais tandis que les ténèbres commençaient à l'envelopper, elle tourna brusquement la tête vers moi, une idée traversant son esprit comme dans un flash.

 

- Et toi ? Comment je dois t'appeler ?

 

Je restai silencieuse quelques secondes, incapable de répondre, puis fouillant dans mon esprit, je finis par trouver un nom, un mot qui semblait résonner avec mon âme plus que les autres. J'esquissai un sourire en osant affronter son regard, de nouveau assise dans la faible lumière de mon refuge.

 

- Math. Appelle moi Math.

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