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Encre Nocturne   

Les feuilles mortes (4/12) - Soldat de plomb [TP]

Tifani | Publié le ven 3 Juil 2020 - 19:25 | 272 Vues

Un bâillement vint me tirer une nouvelle fois de ma torpeur, signe de la fatigue impitoyable qui m'envahissait à cette heure tardive. La nuit était tombée depuis de longues heures, mais malgré les cernes qui venaient tirer sur mes paupières, je ne pouvais pas me permettre de me reposer. Il fallait que je finisse mon travail avant d'aller dormir. Il fallait que je fasse quelque chose de ces mots qui dansaient devant mes yeux, et de la lumière qui vacillait cruellement, indifférente à mon combat.

 

Clay était allée se coucher depuis longtemps, ennuyée par le côté rébarbatif de cette mission, malgré tous mes efforts pour la rendre attrayante. Mais je ne pouvais pas lui en vouloir. Pas quand le vent bruissant dans les feuilles ranimait cette étincelle dans notre regard, pas quand ses marques d'humour emplissaient la pièce d'une douce chaleur. Pas quand je me sentais à nouveau vivante, depuis qu'elle était à mes côtés. Tout comme j'avais promis de la protéger et de la garder à mes côtés, elle avait promis de me sauver et de me redonner goût à la vie. Et les larmes de joie qui avaient coulé sur mes joues depuis en étaient témoins. Elle était vraiment douée pour ça.

 

Mais il fallait que je me rende à l'évidence. Ce travail, c'était à moi et moi seule de le faire. Mais est-ce que je pouvais vraiment l'accomplir quand une partie de moi avait déjà déserté le combat ? Je sentais encore la marque de son humour et de ses métaphores dans mon cerveau embrumé par le manque de sommeil, et je laissai échapper un lourd soupir. La nuit allait être longue. En revanche, je n'étais pas tout à fait seule non plus. Cela faisait une semaine désormais que je pouvais sentir son regard aiguisé scruter la moindre de mes décisions, et son sourire glacial dans mon dos dès qu'elle les désapprouvait. Cette nuit, comme toujours, elle était restée à mes côtés. Un coup d'œil m'apprit que des cernes venaient assombrir son visage à elle aussi.

 

- Encore debout, la miss ?

 

Sa voix était plus rauque que d'ordinaire, et sa posture paraissait bien plus instable aussi. La fatigue pesait comme un voile sur nous toutes, mais je n'avais jamais réalisé qu'elle pouvait en être aussi affectée que moi. Même si son expression était restée neutre, à peine un demi sourire aux lèvres, je pouvais percevoir le léger reproche dans ses paroles. Alors que je comptais me relever pour me justifier à un niveau plus égal, elle me devança. Je sursautai en percevant un brusque déplacement d'air, et il me fallut plusieurs bonnes secondes pour réaliser qu'elle s'était laissée tomber pour s'assoir juste derrière moi.

 

Avant que je n'aie le temps de réagir, elle passa tout aussi brusquement ses bras autour de ma taille pour me tirer jusqu'au creux des ses jambes croisées. J'avais laissé échapper un glapissement de protestation qui avait perdu toute sa crédibilité dans la précipitation, et j'étais tout simplement paralysée par la confusion et la peur que je ressentais. Mais ce n'était qu'une fraction de l'amas d'émotions qui me submergeaient à cet instant. J'avais fermé les yeux, suffoquant presque. Ce ne fut qu'en sentant subitement les émotions se dissiper que je les rouvris finalement. En relevant les yeux, je restai muette de stupéfaction. Des filaments multicolores vaporeux tournoyaient autour de ses doigts et elle les observait d'un air concentré, les amenant à son visage d'une main. Ce ne fut que quand ses yeux d'un vert jaune vif se posèrent sur moi que je réalisai que j'avais entrouvert la bouche, trahissant ma surprise.

 

- Tu ne pensais quand même pas être la seule à avoir une influence ici, pas vrai ? Voyons voir...

 

Elle sélectionna un filament particulier, le laissant s'enrouler autour de son index et tracer des ombres sur sa peau.

 

- De la peur. Prévisible, je n'ai pas vraiment pris le temps de te prévenir. Et je suis là depuis trop peu de temps pour que tu me fasses confiance.

 

Je fronçai les sourcils, mais à ses mots, je réalisai à quel point j'étais tendue à l'extrême pour la toucher le moins possible. Elle marquait un point. Ma réaction était logique, mais je n'avais pas vraiment de raison de la craindre. Si elle avait vraiment voulu me faire du mal, elle aurait pu le faire dès le premier jour où elle m’avait eue à sa merci. J’inspirai plus profondément, et tâchai de me détendre un peu, m’appuyant progressivement contre son ventre. Malgré la lenteur extrême de mes mouvements, elle me laissa patiemment faire, me couvant d’un regard encourageant. Et quand je relevai les yeux vers elle, le filament était devenu plus vaporeux, se dispersant comme s'il n'avait jamais existé. Je n'avais plus peur.

 

- Comment... C'est incroyable, alors tu as le pouvoir de... de créer ces choses ?

 

Je tressaillis lorsqu'elle se mit à rire, secouée par les soubresauts de son abdomen, et tâchai de ne pas me laisser envahir de nouveau par la peur. Comme pour me rassurer, elle passa un bras autour de mes épaules pour me serrer contre elle et coller sa tête contre la mienne. J'étais tellement confuse de sentir sa chaleur irradier contre ma peau qu'il me fallut un certain temps pour seulement réagir au son de sa voix.

 

- Math, tu es incroyablement naïve. Je ne crée rien du tout. Je ne fais que te montrer ce que tu es incapable de voir. Tout ça, c'est toi et toi seule qui le génère.

 

Elle tendit de nouveau le bras pour me faire voir les filaments qui dansaient autour de ses doigts, comme autant d'émotions attirées par sa main tendue. Mon coeur battait plus fort que je ne l'aurais voulu, alors que je réalisais qu'elle avait raison. C'était mes émotions, et j'avais beau ne pas savoir ce qu'elles pouvaient bien faire là ou pourquoi elles avaient pris cette forme, je les reconnaissais comme m'appartenant. Mais je sentais qu'elle ne faisait pas référence qu'à ces filaments, et qu'elle me cachait encore beaucoup de choses. Comme si elle avait senti mes sourcils se froncer et ma méfiance revenir, je la devinai esquisser un sourire.

 

- Tu as beaucoup de questions. Mais oui, je ne te montre pas tout. Ni Clay ni moi ne sommes extralucides, c'est presque trop facile de lire en toi quand tu étales inconsciemment tous tes états d'âme dans cette pièce.

- C-comment ça ?

- Tes émotions, je les ai rassemblés sous forme de filaments parce que c'est plus facile à voir, mais généralement elles se dispersent plus ou moins sous forme de brume. On entend ou voit tes pensées, selon le type de représentation que tu utilises. Et je sais voir ce que tu veux selon les mouvements et l'articulation de tout ça. Même si pour être honnête ton expression corporelle fait le gros du travail.

 

Comme pour appuyer ses paroles, elle me serra dans ses bras sans prévenir, et je refermai instinctivement mes doigts sur sa manche, tendue à l'extrême. Me relâchant, elle me laissa me reculer un peu, me permettant de voir le demi-sourire narquois qu'elle m'adressait. Ce ne fut que quand je remarquai que je tenais toujours fermement sa manche que je compris l'origine de ce dernier. Je m'empourprai malgré moi, achevant de l'amuser.

 

- Cette conversation n'était pas terminée. La question, c'est est-ce que tu veux la reprendre.

 

Je lâchai sa manche, et baissai les yeux, laissant les battements de mon cœur s'apaiser. Elle faisait sûrement référence à notre première confrontation. C'était la seule fois où elle n'avait pas fini d'aborder un sujet difficile pour moi. En temps normal, elle n'hésitait pas à me bousculer jusqu'au bout, et je m'étais surprise à ne pas lui en vouloir. Je savais qu'à la fin de la conversation, sa main était toujours tendue pour m'aider à me relever. Mais ça ne signifiait pas que j'étais prête à me livrer à ce genre de choses de mon plein gré. Je sentais son regard peser patiemment sur moi, quand j'entraperçus un filament vaporeux se former sous mes doigts, et changer de texture et de couleur. Mon coeur s'emballa de plus belle. Nous n'étions plus en contact, elle et moi. Mais comme si mes yeux prenaient un certain temps à s'accommoder à ma vue habituelle, je pouvais toujours voir ce qui m'était d'ordinaire invisible. J'aurais pu jurer que sous mes doigts, de la peur était en train de se transformer en quelque chose de tout aussi volatile et puissant... de l'espoir. Quand je relevai les yeux, je me retrouvai face à une main tendue et un sourire familiers. J'esquissai un sourire à mon tour en glissant ma main dans la sienne et en faisant entendre à nouveau ma voix.

 

- Je pense que tu connais déjà la réponse.

- J'aime ce regard. Prends ton temps.

 

Elle avait lâché mes mains et écarté les bras pour m'inviter à la rejoindre à nouveau, mais j'hésitais, à nouveau envahie par la peur. Une peur familière et inconnue à la fois. Serrant les dents, je me glissai de nouveau dans ses bras, mais restai sur le côté pour pouvoir voir son visage. Elle m'observa faire, visiblement intriguée, mais ne fit aucun commentaire. Je finis par saisir son bras et le ramener contre moi, grommelant un peu.

 

- Tu peux peut-être m'expliquer ce qu'est cette satanée peur, d'où elle vient ? Je suppose que c'est de ça que tu voulais parler.

- Tu es sacrément lucide quand tu veux. Dans le mille. Mais ne crois pas que je vais te mâcher le travail.

- Tout ce que je vois, c'est cette peur qui m'enveloppe dès que tu me touches et je...

 

Je m'étais interrompue au beau milieu de ma phrase, les yeux écarquillés. Je pouvais voir la brume qui m'entourait distinctement, mais au delà de cet amas d'émotions contradictoires, je venais de réaliser la manière dont j'avais inconsciemment saisi son bras. Quand je tentai de faire naître l'impulsion de le lâcher, une profonde tristesse se répandit autour de moi, et je réalisai que la peur qui était apparue simultanément suivait ses mouvements comme un même corps. Comme si elles faisaient partie d'un tout indissociable. Lorsque je relevai mes yeux embués de larme vers elle, son sourire avait disparu, et à travers la fatigue qui assombrissait ses yeux, je pus sentir toute la peine qu'elle ressentait pour moi. Juste avant de me retrouver de nouveau assaillie et serrée contre elle malgré moi. Mais cette fois, je ne bronchai pas, et tentai maladroitement de passer mes bras autour de sa taille à mon tour. Il y avait quelque chose de presque maternel dans la manière dont elle me tenait dans ses bras, sa tête posée sur la mienne, m'enveloppant presque entièrement. Et sans qu'aucune de nous deux ne prononce le moindre mot, je finis par me laisser aller dans ses bras et laisser mon esprit dériver.

 

Cela faisait une semaine que nous cohabitions toutes les trois, et qu'elle était venue bouleverser ma vie de sa présence à la fois menaçante et rassurante, familière. Je redoutais la puissance et la confiance qu'elle dégageait, mais le temps m'avait montré que je n'avais rien à craindre, ou en tout cas, qu'elle était animée de bonnes intentions. Et pourtant, je n'arrivais toujours pas à prononcer le nom que je lui avais trouvé à voix haute, comme si je redoutais que cela ne lui accorde encore plus de pouvoir sur moi... Une ambivalence similaire à celle que je semblais ressentir à chacun de ses contacts physiques. Chassant ces pensées en la sentant me relâcher un peu, je m'empressai de reprendre la conversation avant qu'elle ne puisse changer de sujet.

 

- Alors c'était ça que tu voulais dire ? En fait, j'en ai envie... parce que j'en ai besoin ?

- Parce que tu en manques, oui. Quand as-tu pris le temps de prendre soin de toi, dernièrement ? Encore une fois, je te trouve à te tuer l'esprit sur une tâche interminable, alors que tu n'es plus en état de faire quoi que ce soit.

- Je... Je suppose que tu as raison... Mais je ne peux pas me permettre d'abandonner, je devais vraiment le finir...

 

Je marquai une pause et en relevant les yeux vers elle, je me décomposai un peu. Elle ne cherchait même pas à cacher sa moue de désapprobation.

 

- Tu n'es pas en état, la miss. Tu as conscience que ce genre d'écart a des conséquences pour nous toutes, mais toi la première ?

- Je suis juste un peu fatiguée...

 

Je m'interrompis, ma faible protestation s'évanouissant devant le regard intense et inquiétant qu'elle avait fixé sur moi. Au delà de l'agacement que je pouvais lire sur son visage, c'était la détermination traduite par ses sourcils froncés qui me glaçait le sang. Pendant de longues minutes, incapable de détacher mon regard du sien, je sentis un liquide chaud couler le long de mon cou, au rythme des battements de mon cœur affolé. Avant que la panique ne m'envahisse totalement, son expression s'adoucit. Elle enveloppa mon visage entre ses mains, puis laissa glisser ses doigts le long de mes joues. Ce ne fut que quand elle plaqua sa main dans mon cou que je réalisai que cela avait été son but dès le début, mais qu'elle n'avait pas voulu me brusquer. Je laissai enfin échapper l'air que j'avais retenu prisonnier dans mes poumons, laissant son contact et sa chaleur apaiser ce malaise qui m'avait envahie. Lorsqu'elle relâcha mon cou pour passer son bras autour de ma taille, je découvris sous mes doigts une compresse dans mon cou, encore tiède, confirmant la véracité de ses propos. Je sentis les larmes couler le long de mes joues sans que je ne cherche à les retenir.

 

- Je suis désolée...

- Je sais. Et tu es fatiguée, et blessée, et effrayée. Mais je suis là. Alors laisse moi prendre cette place que tu m'as proposée. Laisse moi t'aider.

 

Ses mots avaient résonné autour de nous. Je la sentis essuyer doucement les larmes sur mes joues, mais je n'arrivais pas à détacher le regard du spectacle qui se déroulait devant moi. Les volutes de brume avaient formé un écran, sur lequel je pouvais voir le travail auquel je m'étais livrée en vain ces dernières heures. Mais les mains qui se tenaient dans ma vision ne répondaient plus à ma volonté, et les mots qui résonnaient dans ma tête n'étaient plus les miens. Je sentis leur propriétaire sourire dans mon cou alors qu'elle me serrait dans mes bras, et que je me laissais aller contre elle, sentant mes muscles se relâcher et un brouillard envahir ma tête.

 

- Merci. Laisse toi aller, tu l'as bien mérité. Je m'occupe du reste.

 

Elle m'embrassa dans le cou, juste au bord de la compresse qui recouvrait soigneusement ma blessure. J'entrouvris mes lèvres pour lui répondre, mais seul un souffle en sortit, le peu de forces qu'il me restait envolées. Son rire me parut distant lorsqu'il s'éleva, comme surréel. Et laissant le contact de ses doigts et la chaleur qu'elle irradiait me bercer, je sombrai dans un profond sommeil, la laissant achever le travail que j'avais commencé.

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