La passerelle
Le vide m’appelle… Un pas devant l’autre je m’avance sur la passerelle arachnéenne qui surplombe le centre de ma cité tourbillonnante. Un souffle de vent tiède fait voleter les cheveux orange fluo qui entourent mon visage alors que je m’assois au milieu du chemin, les pieds dans le vide pour mieux ressentir l’excitante attirance du vide sous mes chaussures. Les niveaux d’en-dessous grouillent de vie, on peut admirer le va et vient des voitures volantes grâce aux néons signalétiques dont elles sont criblées et qui laissent toujours dans leur sillage des volutes de lumière vive et colorée. Quand mon arrière-grand-mère a décidé de déménager ici, accompagnée de sa fille unique, elle-même mère d’une fille unique, elle-même mère d’une fille unique à l’époque, aucune d’entre nous n’avait voulu croire à son rêve d’atteindre les Hauteurs. Aucune d’entre nous de toute manière n’aurait pensé pouvoir être accueillie avec nos manières de paysannes, nos vêtements en tissu et nos origines 100% naturelles, là où seuls les yeux orangés cerclés de noir des Humains Augmentés avaient l’habitude de se poser. Et pourtant ! Je la remercie encore aujourd’hui d’avoir eu cette idée folle qui m’a permis de les rencontrer, Eux.
Une brusque secousse me tire de ma rêverie et je relève les yeux vers l’extrémité du pont, dissimulé à mon regard par le brouillard crépusculaire. La seconde, bien plus forte, me fait carrément rebondir sur la passerelle et je manque de peu de passer par-dessus bord. Je me relève alors que mon sourire se fait plus grand. Il ne reste plus qu’une troisième avant qu’Ils n’arrivent. La plus forte. Mes bras s’enroulent autour de la rambarde du pont juste avant que la vague n’arrive accompagnée par l’habituel son de clochettes tintinabulantes. Un coup de vent et les voilà tous arrivés. Dès ma première pause sur la passerelle, j’avais immédiatement reconnu au symbole cousu sur chacun de leur masque ceux que je n’aurais jamais cru rencontrer un jour : Solaris. Un courant de pure joie me parcourt dès que la première silhouette me dépassa avec un sourire calme auquel je réponds comme à mon habitude par un salut respectueux. D’autres suivirent, toutes différentes par leur taille, leur poids ou les couleurs qui scintillaient par endroit au travers de leurs habits larges et sombres. Mais dans cette procession disparate, je savais que chacune d’elle connaissait le chemin, l’ordre de leur passage et la façon dont toutes allaient disparaître comme par magie dans les rues environnantes.
Encore émerveillée, je reste accoudée à la barrière un moment encore avant de me décider à partir rejoindre l’ennui de mon quotidien.
***
« Encore là-bas ?
-Ouaip.
-Qu’est-ce qu’elle attend à la fin ?
-Qu’est-ce que j’en sais…
-Mais ce n’est pas…
-Ecoute. Je l’ai prévenue. Elle m’a ignoré. Et puis c’est trop tard pour elle de toute manière. Ça fait des années qu’elle fait ça, elle est devenue complètement maboul.
-M’en fous, je vais la chercher. T’aurais dû le faire bien longtemps avant, Rilu.
-Bah.»
L’Humain Artificiel grimpe sur la passerelle grinçante à laquelle s’agrippe une vieille femme au crâne chauve, rongé par les remontées acides du bidonville en contrebas.
« Ils vont arriver ils vont arriver…
-Madame ?
-…
-Une. »
Une bourrasque plus forte que les autres fait gémir l’acier tissé et l’hybride manque de tomber.
« Madame, c’est dangereux, ici. Venez.
-Deux. »
Cette fois, le pont s’agite, il est forcé à mettre genoux à terre. Un bruit de clochette retentit
« Qu’est-ce que… »
Le brouillard envahit d’un coup la passerelle entière, tout disparaît dans les nues. Du duo émerveillé, il ne reste plus rien.