La Balançoire
Il y a en France beaucoup de villages isolés, parsemés sur des collines arrondies, dans des vastes forêts ou les méandres tortueux d'une rivière. Les plus frileux sont blottis dans une écharpe de brume, les plus téméraires perchés sur une crête rocheuse pour mieux pointer les astres de leur clocher. C'est dans une de ces petites bourgades, au creux d'un vallon, que se trouve la maison au vieux chêne. L'antique demeure, grinçante et tordue, est abandonnée depuis plusieurs années. Une chaîne rouillée maintient le portail fermé, et les portes et fenêtres ont été barricadées avec des planches pleines d'échardes. Les pas d'un enfant ne viendront plus jamais fouler les herbes hautes et les fleurs sauvages qui s'entrelacent en couleurs désordonnées. Les pétales pâles n'abriteront plus les papillons bleus que ces galopins voulaient saisir dans la paume de leurs mains. Il ne s'agit ici que de souvenirs, des vestiges délavés par le sel de mes larmes, que j'entretiens précieusement au creux de mes paupières effacées.
Nous sommes à l'hiver de ma vie. Je suis une ombre invisible, au travers de laquelle passent les flocons de neige avant de se poser sur le sol. Le bois de ma vieille balançoire est pourri, il craquerait probablement si je tentais de m'asseoir dessus à nouveau. Mais mes vieux os sont allongés sous une petite stèle moussue, à l'angle nord du cimetière du village. Les âmes errantes savent faire s'effriter les souvenirs que l'on garde d'elles, mais ne peuvent pas briser les miroirs, les vases ou les balançoires rongées de moisissure. Le gel matinal fait craquer l'écorce du grand chêne, et les moineaux frigorifiés gonflent leur plumage. La lune, toute ronde semble les imiter. Ils sont encore en vie, mais moi je n'aurai plus jamais froid. Une jeune fille passe en chantant devant la maison endormie, elle va à l'école. Elle semble si joyeuse, et sous ses pas se déroule la mémoire de mon existence, cette époque où la brise faisait frissonner ma jeune peau.
Printemps de mon existence. Avant de n'être qu'une rumeur endormie au creux des branche nues de mon chêne, j'ai été une petite fille. Tous les jours j'allais à l'école en chantant, et le soir en rentrant je voltigeais sur ma balançoire adorée. Le vent dans les rires, le visage renversé en arrière, je voyais le jardin s'allonger sur mes yeux puis repartir en arrière comme une vague fleurie. Avec la vitesse, les formes se mêlaient en écume colorée. L'herbe verte venait se mêler aux violettes et aux pâquerettes, aux nuances de pensées et de roses trémières. Un jour mon père a déposé une boule de poils ronronnante au creux de mes mains. Un chaton nommé Orion, au printemps de sa vie lui aussi. Alors on ne s'est plus quittés. Sur la balançoire je ne tanguais plus au rythme du paysage. Je préférais rester assise avec le chat à mes côtés. Après le repas, à la nuit tombée, on regardait fleurir les étoiles dans le ciel nocturne. Parfois des comètes traversaient la voûte céleste, comme des abeilles qui viendraient butiner la lune. On était heureux ensemble, immortels, les fesses posées sur cette planche suspendue aux branches vivaces du vieux chêne. Dans nos petits corps fragile, on faisait pourtant concurrence aux astres, deux petits mirages d'éternité.
Un jour, l'été est arrivé. J'ai cessé de m'asseoir près du chat sur la balançoire. Il y avait le travail et les factures, les vacances et les amours. Chaque chose à sa place. Dans le cadre inflexible du temps des adultes il n'y avait plus vraiment de temps pour rêvasser. Orion était devenu un vieux matou qui profitait dans le jardin des rayons chauds du soleil. Le portail était toujours ouvert et les enfants pouvaient jouer dans les herbes folles parsemées de coquelicots. Ils venaient caresser le chat qui n'était jamais vraiment seul. Les étoiles étaient descendues dans le sud en suivant la voie lactée des vacances. Je ne les voyais pas. Peut-être parce que je ne les regardais plus. La nuit je dormais. Par la fenêtre entrebâillée, les criquets frottaient leurs ailes bruyamment, comme pour m'avertir que l'automne arrivait. Un brin de vent tiède soulevait délicatement les légers rideaux blancs. Pourtant je ne n’apercevais rien à l'horizon. Le printemps n'existait plus que dans le rire lointain de mon enfance, et l'avenir ne s'esquissait qu'en transparence, comme une aquarelle noyée. Avec du recul je me demande ce que j'ai fais de mon été. C'est passé tellement vite, comme si j'avais suivi les étoiles au bord de mer. J'étais en vacances de mon existence. J'ai dû attendre l'automne pour remarquer les odeurs de l'été, les fraises gorgées de soleil, mais déjà elles appartenaient au royaume des souvenirs.
L'automne. Quand l'heure de la retraite est arrivée, j'avais plus de temps pour m'asseoir sur la balançoire. Mes vieilles mains plus crochues que les branches du chêne s'accrochaient aux cordes, et mes fesses décharnées se posaient sur la planche abîmée par le temps et la rosée. L'ombre du chat ronronnait dans mes souvenirs. Chaque nuit je regardais les étoiles de rouille se décrocher du ciel en valsant comme des feuilles mortes. Rien n'est éternel. Quelques champignons poussaient sur la tombe d'Orion. L'air sentait bon la pluie et les marrons chauds. Quelques enfants venaient toujours jouer dans le jardin parfois, emmitouflés dans leurs bonnets et leurs écharpes. Je disais à ces garnements de ne pas courir trop vite. Je ne voulais pas qu'il bousculent par inadvertance la silhouette invisible de mon vieux matou. Un jour les gouttes de pluie se sont transformées en flocons. Je me suis alors levée de ma balançoire avec difficulté, puis j'ai traversé doucement mon terrain, en faisant bien attention de ne pas glisser sur le tapis de feuilles mortes, et me suis allongée dans mon lit. Malgré le nuage flou qui brouillait mon vieux regard, je n'avais jamais eu une meilleure vision de ma vie. La jeune fille qui se rendait à l'école en chantant se dessinait parfaitement dans mon souvenir. Le petit chaton dans le creux de mes mains. Les herbes blondes et les fruits ensoleillés, les vacances et les amours, puis les écharpes et la prudence. L'hiver. Orion et moi sommes enfin réunis. Deux fragments de rêve assis sur une balançoire centenaire. Les étoiles tombent en flocons sur la vieille demeure, moins abandonnée qu'on ne peut l'imaginer.