Saïd
Son pied battait le rythme. Ses mains bougent comme s’il avait devant lui une batterie. Casque sur les oreilles, Saïd est coupé du monde. Il n’entend pas vraiment sa sœur beugler sur les jumelles qui doivent encore faire des bêtises. Saïd était insupportable à leur âge, ça ne le choque pas. Mais maintenant, il est assez grand pour comprendre la fatigue des mères, pour comprendre la charge mentale qui ralentit tous leurs gestes. Saïd admire sa sœur. Moins âgée que lui, elle est tombée enceinte à dix-sept ans. Leur mère étant très religieuse, elle lui a laissé un choix : retourner au pays et se marier ou quitter la maison. Le lendemain, tôt dans la matinée, Saïd avait sa petite sœur, le ventre même pas encore rond, qui toquait chez lui. Fakir prenait tout juste un poil d’ampleur sur les petites scènes underground de Paris. Mais il était hors de question de laisser Nadja de côté. Il a pris un deuxième job pour subvenir à leur besoin, pour pouvoir louer un appartement plus grand que ses vingt mètres carrés, pour que la frangine puisse avoir son bac. Barman dans une boite queer la nuit, agent d’accueil dans un hôtel de luxe la journée, les répétitions et les concerts les jours de repos, à tout juste 20 ans, il a bien cru faire un burn-out. Mais l’épuisement en valait la peine. Ses contacts à l’hôtel lui ont permis d’avoir un T4 pas trop cher dans le premier arrondissement, Nadja a eu son baccalauréat scientifique avec une mention très bien et le mois suivant les résultats, elle a accouché de deux belles filles en pleine forme.
Quatre ans plus tard, Nadja est en master de recherche en pharmacie, en tête de promo, Zyna et Fahra vont entrer en maternelle et Saïd a quitté l’hôtellerie pour se consacrer plus sereinement à Fakir (gardant tout de même son emploi de barman par sécurité). Cerise sur le gâteau : leur père a décidé de reprendre contact avec eux afin de rencontrer ses petites-filles, au plus grand drame de sa femme.
Quatre ans plus tard, complètement gaga de ses nièces, Saïd les emmène de partout dès qu’il peut. Ayant un musicien pour oncle, elles n’ont pas eu le choix de se faire embarquer très tôt aux répétitions du groupe. Saïd ne lésine pas sur leur sécurité, leur achetant régulièrement des protections auditives adaptées à leur taille. En plus de stimuler les filles, ça permet à Nadja de souffler un peu.
Un cri plus haut que l’autre sort Saïd de sa transe musicale. Dans un soupir, il retire son casque, éteint l’ordinateur devant lui et va rejoindre les trouble-fêtes dans le salon. Zyna se roule par terre en hurlant et Fahra pleure. Très bien. Croisant les yeux implorants de sa sœur, Saïd élève sa voix :
- Il se passe quoi ici ?
Dans un mélange d'arabe et de français entrecoupé de sanglots, Fahra tente une explication : sa cadette crise car elle n’a pas le droit de dessiner sur le chat. Saïd use tout son self-control pour rester impassible. Les poings sur les hanches, il toise Zyna.
- Tu as des feuilles, des cahiers et même un tableau. Et en plus de ça, tu veux colorier Biscuit ?
Saïd jette un coup d’œil à la victime. Un sourire en coin rompt son masque : le chat a maintenant deux pattes bleues. Il vérifiera plus tard si ce n’est pas dangereux pour lui. Voyant que sa nièce continue sa comédie, il rajoute :
- Tu ne viendras pas à la prochaine répétition, j’emmènerai que ta sœur.
Bon, il devra sûrement trouver quelqu’un pour garder la peste, mais ça lui passera l’envie de refaire Picasso sur Biscuit. A la sentence, les cris reprennent de plus belles mais ils n’ont plus l’allure de ceux d’un crocodile. Fahra se bouche les oreilles. Se dirigeant vers la table basse, Saïd récupère la trousse de couleurs et un cahier. Il s’assoit en tailleur devant sa nièce, posant le cahier entre eux.
- Tu es en colère et je comprends. Je te propose qu’au lieu de crier, tu dessines ta colère.
Il lui tend la trousse. Les pleurs ne cessent pas mais les cris sont remplacés par des graffiti rouges sur le papier. Fahra se glisse entre les jambes de son oncle pour observer sa sœur. Saïd embrasse le haut de son crâne en couvrant les jumelles d’un regard tendre. Lui aussi était très colérique lorsqu’il était petit. C’est une de ses maîtresses d’école qui l’a posé devant une batterie pour maîtriser ses pulsions. Ça a réussi et le voilà maintenant, adulte posé et calme. Peut-être qu’il devrait présenter Zyna à la batterie. Il lui en parlera demain, lorsqu’il ira les chercher après l’école. Nadja finit par s’asseoir avec eux, soulagée que la situation ait été désamorcée aussi vite. Immédiatement, Fahra quitte les genoux de Saïd pour se coller à sa mère. Saïd profite de cette nouvelle liberté pour récupérer de nouvelles couleurs et du papier. Dessiner en famille, ça calme tout le monde.
Et quatre dessins plus tard, l’incident a été oublié. Nadja joue avec ses filles tandis que Saïd va préparer le repas du soir, sous l’œil blasé de Biscuit.