Cette foutue plante verte commence à me casser sérieusement les bonbons.
C'est la faute de cette pouffiasse qui me sert de propriétaire, aussi. Faut vraiment être con pour planter un truc pareil sur le dessus de mon crâne. Ailleurs, d'accord, genre sur ma colonne vertébrale, ok. Mais là, j'ai l'impression d'être Marilyn Monroe. En version verte. Vous vous demandez ce que je suis, comme bestiau ? Imaginez un éléphant nain avec un palmier planté sur la tête. Voilà. De rien.
Non, allez, j'exagère. C'est pas un palmier. C'est plus un genre de ficus. Un simili-ficus qui consomme cinq fois plus de CO2 que son copain naturel.
Et qui se balance bêtement dès que je bouge la tête.
Dites, moi, je veux bien être conçu pour faire carpette moussue dans un coin, mais pas affublé d'une frange aussi ridicule. Par pitié. Vous voulez savoir pourquoi je me trimballe un simili-ficus sur la tronche, un bébé érable sur le dos et une centaine de mousses différentes sur tout le reste de la surface disponible ? Hein ? Accrochez-vous.
En gros, je suis la bonbonne d'oxygène de ma propriétaire. Enfin, l'une des bonbonnes d'oxygène. Moi, je suis destiné à l'intérieur. (Et si vous vous demandez ce que fiche un éléphant dans un salon luxueux, allez demander réparation aux scientifiques qui m'ont conçu, ils avaient l'air de trouver ça logique, eux.)
Ça va, jusque-là, vous suivez ? Ok, on continue.
Je suis aussi un aspirateur à déchets organiques. Ouais, je nettoie l'eau du bassin aux poissons, je mange les crottes du chien de ma propriétaire, je mange les crottes du chat de ma propriétaire, je mange les crottes de ma propriétaire, je mange même ma propre merde, si vous voulez savoir. Et faites pas cette tête dégoûtée, hé ho. Je vais pas mettre des paillettes roses là où y'en a pas. Je digère tout ça et tous les nutriments passent dans ma peau et mes organes. Permettant d'y faire pousser toute une smala de plantes. Pas besoin de terre, ni même d'eau. Je suis un pot de fleur rempli de terreau. Voilà.
Du coup, je transforme des déchets en dioxygène. C'est tout bénef, je nettoie la maison et en plus je purifie l'air que respire ma proprio.
Et au niveau de l'eau ? Bah, vous savez, elle a pas trop de problèmes avec l'eau, elle. Vu tout son fric, elle sait même plus quoi en faire. Elle a des fontaines dans son jardin, des ruisseaux artificiels, des bassins à poissons – non mais sérieusement. Des bassins à poissons quoi. Et aussi des mares avec de faux nénuphars en plastique et de fausses grenouilles aux yeux de verre. Charmant, hein.
Oh, je suis pas le seul à végéter chez elle. (Haha. Végéter.)Enfin je veux dire, je suis pas seul avec ces satanées figurines qui me donnent des cauchemars. Y'a aussi plein de limaces porte-graines qui laissent leur bave partout, une dizaine de tortues géantes qui se baladent dans le jardin – pour y trouver quoi, sérieusement ? C'est un jardin en béton.
Ouais, c'est la mode du minéral. En même temps, la seule terre qui reste, sur cette putain de planète, elle est éclatée par le soleil, lézardée par la chaleur, plus stérile qu'un plat en terre cuite. Et puis soyons honnêtes, entre les nappes phréatiques contaminées (caca) et les pluies acides (très gros caca) , c'est pas la peine d'espérer faire pousser son petit bonzaï ou son petit massif de pâquerettes. Même les cactus, ils ont arrêté de tenir le coup. Du coup, pour avoir un beau jardin, ben les gens le coulent sous une tonne ou deux de béton, font de jolies spirales, de jolies marches, de jolies sculptures contemporaines. Et puis après ils posent trois gros cailloux au milieu et l'intitulent "Jardin de méditation". Kof kof kof.
Enfin moi, après tout, je m'en fous. Je m'en tire plutôt bien. Pas comme la tortue qui est sous le séquoia, là-bas au fond du jardin. Ben ouais, ces crétines de tortues, elles se laissent ensemencer avec n'importe quoi. Du coup la moitié d'entre elles se trimballent des chênes, des frênes, des sapins, des peupliers. Sauf que ces saletés, ça développe des racines de ouf, et ça finit par peser très, très lourd sur la carapace. Bon, moi, avec mon bébé érable, c'est pas terrible non plus, mais je le trouvais mignon, je me suis dit que j'allais le garder. Et puis avec un peu de chance, ça empêchera ma proprio de me planter un autre arbre sur le dos.
Bref, cette pauvre tortue, faudrait p't'être que j'aille la voir un de ces jours, vérifier qu'elle est pas morte, se taper un peu la discute, tout ça tout ça. Ça fait un bail que j'y suis pas retourné, au fond du jardin. En même temps, c'pas de ma faute, j'ai pas été créé pour parcourir des distances pareilles. Moi, je suis fait pour piétiner d'un bout à l'autre du salon. Voilà.
M'enfin bref, je commence à m'emmerder ferme sur le canapé. Normalement, j'ai pas le droit d'y aller, mais ma propriétaire est partie à un repas mondain, niark niark. Ni une ni deux, je descends de mon tas de coussins et vais me dégourdir les pattes dans le jardin.
…
Oups. Je viens de scalper méchamment mon palmier en passant sous le linteau de porte. Enfin, mon ficus. Enfin, mon truc qui ressemble à un ficus. Enfin bref on s'en fout, c'est bien fait pour sa gueule.
…
Putain mais ce jardin est vraiment hyper long, en fait. Je rigole pas, il fait au moins vingt mètres. Non, en vrai, il en fait quarante. J'avance à une allure d'escargot. Et puis je sue comme un bœuf, c'est génial. Enfin bref.
…
Ce séquoia est réellement gigantesque. Je me choppe le vertige rien qu'en levant la tête.
…
Mais dites donc. J'hallucine. Elle est kaput, cette vieille tortue. Même ses paupières sont recouvertes de mousse.
…
Ouaip, après avoir testé du bout de la trompe, je confirme. Elle est morte. Pouf.
En même temps, elle a quelque chose comme une tonne de séquoia sur le dos, alors bon, fallait s'y attendre. …
Houlà là, mais c'est carrément flippant de près. On voit les énormes racines de l'arbre qui éclatent sa carapace, s'enfoncent dans son corps et ses organes avant de jaillir de son ventre pour ramper sur le béton.
Ouais non, mon pote, le béton c'est peut-être pas une bonne idée. Bon courage si tu veux pomper là-dedans, hein.
Pff. Et voilà ce qui arrive quand on prend pas garde à ce que cette satanée proprio nous plante sur le bulbe. Cette meuf, je vous jure, elle s'en fout si ses tortues crèvent comme des mouches et que ses limaces se décomposent vivantes. Tant qu'il y a trois bourgeons qui percent ou encore mieux, un gros arbre pour lui produire de l'air et lui climatiser sa maison, vogue la galère, on continue.
Tsss.
Heureusement, ça risque pas de m'arriver. Enfin, tant qu'il y a mon pote diplo' pour me surveiller la peau.
Oui, allez, je vais vous le présenter, il est juste à côté. Plus qu'à retraverser le jardin. Ce qui va me prendre environ une demi-heure. Haut les cœurs.
…
Voilàààà. On y est preeeesque. Donc, je vous explique en marchant à mon allure de limace arthritique. En gros, ma proprio a tellement de sous qu'elle s'est même offert un diplodocus. Ouais, un bon vieux dino. Y'a plein d'avantages, pour elle. Il peut bouffer des kilos et des kilos de merde par jour. Ça, c'est cool. On lui apporte une brouette le matin, une autre le soir, et pouf, il fait place nette. Ensuite, il est si énorme qu'on peut lui planter une ligne de peupliers sur l'échine, ou bien un ou deux séquoias sans problème. En voilà un qui risque pas de tomber en miettes, pas avant de ressembler à un bout de forêt.
Sauf qu'évidemment, ce genre de bestiau est un peu encombrant. Et s'il a envie de se dégourdir les pattes, il fera bien plus de dégâts qu'un petit éléphant de salon. (Même si, entre nous, il n'y a pas grand-chose à casser dans un jardin en pierre. Ah si, suis-je bête. Il ne faudrait pas faire tomber les gros cailloux dédiés à la méditation.) Mais bonne nouvelle ! Les scientifiques ont résolu le problème.
Ils se sont dit : "Ben, on n'a qu'à pas lui mettre de pattes, comme ça, il risque pas de bouger."
Ça, c'est de la logique. Moi aussi, j'aurais pu faire Bac +9, hein.
Clique sur J'aime pour sauver un dino cul-de-jatte. Rt si c trist. …
Ben oui, bien sûr que c'est triste. Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise, moi ? Pourquoi lui et pas moi ? Des fois j'ai envie de m'en servir, de mes pattes nulles, et dans le salon de la proprio ! De laisser sortir ma rage et de tout casser autour de moi, jusqu'à ce qu'elle se mette à hurler avec sa voix de crécelle, et à ce moment-là j'aurais une bonne excuse pour l'écrabouiller elle aussi.
Enfin bref. Si on pouvait faire ce qu'on veut, dans la vie, ça se saurait.
Ça y est, il m'a vu. Avec son cou de six mètres de long, il se la joue périscope en zone de guerre. Rien ne lui échappe sur les cinq kilomètres à la ronde. Il abaisse sa grosse tête moussue à mon niveau.
– Salut, l'eph. – Salut, mon p'tit diplo. Quoi de neuf ? – Rien. Et toi ? – Rien. – Quelle vie palpitante on a. – Ça me sidère aussi. Ah si, tiens, la tortue du séquoia est crevée. – Je sais, ça fait une semaine. – Ah zut. T'aurais pu me le dire. – Je pensais que tu l'avais vu. De toute manière, ça faisait six mois qu'elle n'avait plus bougé. – Ouais bon, je grommelle.
Il y a un silence. Nous mâchonnons tout deux dans le vide, yeux mi-clos, portant un faux regard philosophe sur la vie et le jardin.
Un jardin en béton, putain.
– Hé, si, j'ai du nouveau, lance soudain mon acolyte. La voisine de gauche, la plus pauvre, elle nous a volé une tortue ce matin. Je l'ai vue faire.
Houlàlà. Ennuis en perspective. Elle est tarée. Une grosse ? – Celle qui porte le jeune peuplier. – Ah oui quand même. Mais elle sait pas que nous portons tous des puces GPS ? – Ben ça fait des mois qu'elle nous pique des limaces, alors elle a dû se dire que c'était pas beaucoup plus compliqué. – Mais quelle conne. – Elle a dû vouloir donner un arbre à ses enfants. Les plantules sur les limaces, c'est rigolo mais ça fournit zéro air pur. Elle en a trois, de gamins. – C'est ceux qui sont rachitiques, là ? – Ouaip.
Je garde le silence un instant.
– Ces idiots d'humains. On est utiles mais stériles, ils sont débiles et fertiles. Ils font des enfants qui n'attendront pas leur âge. Pfff. Ça m'insupporte.
Encore un silence. – J'ai vu passer un convoi de diplos, ce matin, dit mon pote. Sur l'autoroute Est. – Ils allaient où ? – Je sais pas. Sans doute dans une superferme. Tu savais que d'habitude, les diplos vivent dans les élevages hors-sol ? – Oui, tu me l'as dit au moins dix fois. – Ah, désolé. Je radote. – T'es mieux ici avec nous, non ? Plutôt que bouffer la merde de moutons empilés les uns sur les autres. – C'est clair. Posé à même le béton, entouré de tortues crevées, d'humains stupides et d'éléphants qui n'arrêtent jamais de parler. J'adore. On éclate de rire en même temps. – Non, en vrai, j'aime bien. Au moins je suis à l'air libre. Je vois absolument tout à cinq ou six kilomètres à la ronde, c'est comme un feuilleton en 3D. – T'en as de la chance. Bon, et sinon, j'ai droit à ma consultation, docteur ?
Il arrondit son cou et penche sa grosse tête au dessus de mon dos, son œil écarquillé au dessus de ma peau. – Pas grand-chose de plus que la semaine dernière. T'as des fougères qui commencent à apparaître… Des mousses de plus en plus monstrueuses. Ton palmier bizarre qui te fait une petite frange sexy. Ah, tiens, t'as choppé un géranium. –Tant qu'elle me colle pas un chêne sur le dos, ça va. – Bon ben ça va alors. T'es clean, mon pote.
Sacré diplo. Il a arraché plus de pousses d'arbres sur mon dos que la proprio n'a essayé de m'en planter. Elle ne m'aura pas de si tôt, celle-là.
– Mais tu sais, si elle te plante des arbres, elle en fera des bonzaïs. Elle est pas assez bête pour lancer une forêt dans son propre salon, quand même. – Ouais bah je me méfie, hein. Cette pouffiasse, elle serait capable de… – Tiens, la voilà justement. – Hein ?!
Il a redressé ses kilomètres de cou et plisse les yeux tout là–haut. – Elle sort de sa bagnole. Grouille de rejoindre la maison. – Ah naaaaan. Par pitié non. Je vais encore passer deux heures à faire le planton pendant qu'elle regarde la télé. – Toi au moins, tu peux la regarder. – C'est le mec qui a un feuilleton 3D diffusé en direct qui dit ça ? – Ben, tu peux écouter de la musique aussi. – Oh, pauvre petit diplodocus. Je t'apporterai un MP3, tiens, la prochaine fois. Le plus dur ce sera de fixer les écouteurs dans les trous qui te servent d'oreille. – Ils sont remplis de mousse. – Je me disais aussi.
Je mets un terme à cette érudite conversation et me mets en route pour traverser les mètres et les mètres et les mètres qui me séparent du salon. En espérant que la proprio se prenne les pieds dans un caniveau, glisse sur une peau de banane ou, plus classiquement, se tue dans les escaliers.
…
Tu peux le faire.
…
Putain de merde mais allez mais grouille-toiiiiiii !
…
Pfiou c'est bon, j'ai atteint le salon à la seconde où elle franchissait le seuil. J'ai eu chaud aux oreilles.
…
Ah bon bah madame change juste de veste et ressort illico. Tout ça pour ça. Je suis frustré.
Non en fait je suis pas frustré, je suis fou de joie ! Le canapé est à moi ! A moi !
…
Ce serait encore mieux s'il n'y avait pas une peau d'éléphant clouée au mur juste au dessus du canapé en question. A chaque fois, j'me sens obligé de lui adresser un regard coupable. En tout cas, faut avoir l'œil pour voir qu'il y a une peau en dessous d'une telle forêt de fougères et de mousses. Ma propriétaire est toute fière de ce "mur végétal", elle passe son temps à utiliser son sacro-saint brumisateur.
C'est quand même fou de savoir que ce truc, fut un temps, était sur le dos de mon prédécesseur.
Moi j'vous dis, quand un machin pareil, dès que vous avez le malheur de vous vautrer dans un canapé, vous rappelle que votre peau vaut plus cher que votre vie, vous le sentez passer.
"Il ne faut jamais vendre la peau de l'eph avant de l'avoir plantée", rigole la proprio chaque fois qu'elle reçoit du monde.
Ha ha ha.
Clique sur J'aime pour sauver un éléphant nain.
Ceci est une phrase longue qui n'a d'autre but que d'élargir le fond blanc afin que vos mirettes ne se fatiguent pas jusqu'à l'usure, que dis-je, jusqu'à la dissolution ! (ça, vous devez le laisser, de toute manière on le verra pas, faites-moi confiance je vous dis !) |