[SUJETS] CC n°36

Les lueurs des derniers lampadaires du port se réfléchissaient dans l’eau obscure, brouillées momentanément par les vaguelettes qui venaient lécher le bord du ponton. Eric se tenait assis en tailleur, le regard perdu vers l’horizon et ses premiers rayons. Tout au long de la nuit il avait ruminé ; des pensées noires, des souvenirs douloureux, des envies suicidaires. Pourtant, pas un seul instant il n’avait esquissé le moindre geste vers les profondeurs accueillantes, bien que par moment il lui avait semblé entendre les chants l’invitant à lâcher prise. Mais, il secouait alors la tête en fronçant les sourcils, puis accusait avec panache le vent et la fatigue.

Il se laissa porter de nouveau dans une éruption de pensées que lui seul pouvait déchiffrer. Ici un anniversaire, là un repas de famille et toujours ces mêmes regards : tantôt désapprobateurs, tantôt plaintifs. Cette dernière pensée lui arracha un hoquet et un sourire déchiré. Toute sa vie il avait lutté, tenté les opérations et le diable pour changer d’apparence. Il désirait au plus profond de son être, quitter ce corps qu’il ne voulait plus, laisser les stéréotypes, les remarques et les reproches loin derrière lui. Mais rien, non rien, n’avait fonctionné.

Pour la première fois depuis le début de la nuit, il esquissa un mouvement, grimaçant de douleur. D’une main ankylosée, il caressa ses longs cheveux bruns qui coulaient sur son cou puis attrapa les boucles qui ornaient ses oreilles et s’émerveilla une nouvelle fois au contact du matériau. Cette paire provenait de sa grand-mère, la seule à véritablement avoir compris sa peine. Le souvenir le fit sourire. Son père avait été fou de rage lorsqu’il les avait portées pour la première fois. La claque qui avait suivie lui avait déchiré un peu plus l’âme. Jamais il ne l’avait revu ensuite. C’était peut-être mieux ainsi, il n’osait imaginer sa réaction s’il le voyait aujourd’hui, vêtu d’une robe.

Mais les galères ne faisaient que débuter. Les opérations d’abord, multiples, l’avait assommé d’effets secondaires, à tel point qu’on avait dû lui retirer ses implants mammaires. Puis les moqueries. Au départ, il pensait les supporter ; ce qui avait été le cas, un temps. Mais si les insultes ouvertes coulaient sur sa peau, c’étaient les messes basses, les regards dérobés, les sourires et les rires qui l’avait blessé. Sortir devenait un calvaire. Puis, le sort s’était acharné. D’abord, les opérations annulées - il n’était plus un bon candidat, les effets secondaires ayant ravagé son corps – puis la mort de sa grand-mère. Elle seule lui apportait un soutien indéfectible dont il puisait ses seules forces.

Aujourd’hui, il n’avait plus rien. Presque plus rien, railla-t-il intérieurement en portant la main à son entrejambe. Seule la honte d’un corps haït le lacérait chaque matin. Il avait bien tenté toutes les astuces, du maquillage aux perruques ; des longues robes aux salopettes. Rien ne masquait éternellement. Non il fallait se rendre à l’évidence :

« Je suis un homme. »