Salut. J'espère que tu vas bien. Oui, je ne te connais pas, toi qui lis mes mots avec surprise et curiosité (enfin, c'est comme ça que je t'imagine), je ne sais même pas à quoi tu ressembles ni où tu vis, mais je t'aime déjà, et, oui, au plus profond de moi, j'espère que tu vas bien. Moi ça va. Comme disent certains, on fait aller. Tu sais, c'est pas toujours facile, entre les pénuries, le manque de tout, les glaces meurtrières qui se referment petit à petit sur nous, le soleil froid qui… oups, je vais un peu trop vite, excuse-moi. Non reviens ! Par pitié, reste. Ne me laisse pas seule. Ne laisse pas mes mots tomber dans le vide et le silence. S'il te plaît. J'ai besoin de toi. Tu vois, au début on pensait que ça irait. Je veux dire, les liaisons étaient coupées avec le continent, les bateaux ne venaient plus, subitement on se retrouvait entre nous, comme ça, tout seuls ; au final c'était pas si terrible… Juste… étrange. On se sentait flotter entre deux eaux, on se sentait cachés entre deux brumes et trois nuages ; disparus aux yeux du monde, invisibles. Le calme avant la tempête. On était piégés dans l'œil du cyclone. Les eaux ont commencé à monter davantage le long de l'île, comme de douces mâchoires, chaque jour un peu plus haut. Jusqu'à venir lécher les troncs des sapins ornés de givre. Je me souviens bien de l'instant où je m'en suis rendue compte. Je me rappelle avoir remarqué distraitement que ces deux matières, la lourdeur liquide et glacée de l'eau, frangée d'écume, et les écailles sombres d'écorce rugueuse, se mariaient curieusement bien. Et si étrangement dans un lieu où ils avaient toujours été séparés. A ce moment, j'ai regardé aussi les carcasses des barques et des canots, tout déglingués, qui ne servaient plus depuis longtemps et avaient fini par couler au fond de l'eau noire. Personne n'avait pris la peine de les détacher de leurs amarres, les pauvres. Alors on les laissait mourir là comme de vieux amis désormais inutiles. De jour en jour le froid se faisait plus intense, le givre se développait partout, s'immisçait absolument partout, étoilait les vitres, les aiguilles des résineux, la terre et bientôt les paupières. Ça faisait mal, ça surprenait, ça gelait le cœur et les pensées. Mais au final, on se disait que c'était comme ça, qu'il fallait faire avec. Et nous avons fait avec. Cette année-là, la neige est revenue, comme toujours. Mais elle n'est jamais repartie. Les enfants couraient partout, frissonnaient de plaisir et de froid, les boules de neige volaient, les bonhommes rondouillards souriaient à chaque coin de rue ; les gens se cassaient la figure sur le verglas dans la rue, on pouvait patiner sans risques sur le lac, rater l'école plus souvent. On rigolait bien. Mais un jour, alors qu'on s'en était déjà lassés depuis longtemps, la neige a cessé d'être de la neige. Elle est devenue dure, glaciale, acérée, cruelle. Affamée de doigts et d'orteils, assoiffée de chaleur humaine. Le temps des glaces avait commencé. J'espère que tu ne t'ennuies pas, mon ami, et que tu me lis encore ; maintenant que je me relis, tout ça doit t'ennuyer, ça doit paraître bien lourd et mélodramatique, bien inintéressant au final. Alors je vais peut-être arrêter là, je vais peut-être arrêter de parler de moi. J'aurais tant aimé que tu puisses me répondre, j'aurais tant aimé entendre parler de toi. Pouvoir rêver à ta vie, le soir, les paupières closes, emmitouflée sur les pavés froids devant le foyer rougeoyant. Pouvoir m'imaginer ton monde, peut-être plus dur que le mien ou peut-être plus facile… Un monde où on ne compterait pas à la lueur de l'aube les moutons morts pendant la nuit, où on ne pleurerait pas à chaudes larmes devant une misérable petite pousse dont on a pris soin pendant des semaines et qui, au final, meurt dans la main qui l'a vue naître. Comme tout ce qui vit ici. Un monde où nos mains pourraient être chaudes sans avoir besoin de les frotter au feu qui ronronne dans la cheminée. Un monde où aucun enfant ne perdrait ses deux jambes après s'être endormi dehors, sur le beau tapis blanc. Je t'envoie donc cette lettre, blottie au fond de cette bouteille au verre dévoré de givre. J'espère que tu la liras jusqu'au bout. J'espère que tu penseras à nous, non pas à moi, mais à cette petite île du Nord dont personne ne parle plus depuis bien longtemps, j'en suis sûre. On dit chez nous que lorsque le froid emmure une terre, lorsque la glace brise une île, celle-ci se transforme en étoile scintillante. Alors, puisque tu ne pourras jamais me répondre… Peut-être pourras-tu au moins surveiller le ciel, chaque soir, dans l'attente d'une nouvelle petite étoile de glace.
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